La dimension humaine de la catastrophe

Début février 2022, au cour d’un entretien, des étudiants/étudiantes de AgroParisTech m’ont posé la question de la dimension humaine de la résilience.

Formulée à une période où s’exprime fortement le besoin de mettre – ou de remettre – l’humain au cœur des politiques publiques, cette question m’a interpellé.

Quelques jours après, un drame majeur ébranlait l’Europe : l’invasion de l’Ukraine. Un formidable élan du cœur s’est alors exprimé envers la population civile ukrainienne. Ceci a ravivé ma réflexion.

Il m’a semblé à ce moment pertinent d’interroger la dimension humaine de la résilience sous l’angle des catastrophes. L’article qui en résulte constitue une simple incursion sur un sujet vaste, trop souvent marqué du sceau de l’évidence.

Coucher de soleil en Côtes d’Armor, 26 avril 2022.

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Premier constat : l’humain est manifestement au cœur des catastrophes. Par nature, celles-ci renvoient aux victimes et à la capacité de les secourir. Secours locaux et interventions externes s’efforcent ensemble de circonscrire le désastre et ses conséquences. Au côté de ces interventions spécialisées, les catastrophes suscitent aussi, très souvent, des élans spontanés de solidarité et de générosité envers les sinistrés.

Émotionnelles, ces réponses sont d’autant plus précieuses que les personnes sinistrées sont démunies de tout. Mais, au-delà de l’empathie, quels autres modes d’expression s’expriment pour contrecarrer des événements dévastateurs qui bouleversent la vie et la santé des populations, détruisent les biens, déciment le patrimoine ?

Il faudrait tout d’abord les chercher du côté de l’interrogation qui revient après chaque catastrophe : « Aurait-elle pu être évitée » ? Tirer les leçons du passé – pour empêcher la reproduction des erreurs commises – est indispensable. Cependant, ce regard en arrière ne suffit pas à éviter les catastrophes futures. En effet, « […] la catastrophe se distingue de l’accident en ce qu’elle désigne, étymologiquement, l’idée d’un renversement […], c’est à dire d’un « après » qui ne sera jamais plus comme « avant » [1].

Les catastrophes rebattent par conséquent les cartes. Elles jettent des voiles d’incertitude sur l’avenir. Si l’on n’y prend garde, elles peuvent hypothéquer le devenir d’un territoire, d’une région entière, voire de la planète pour les plus graves d’entre elles.

Se prémunir de catastrophes à venir nécessite ainsi de tenir compte des enseignements du passé et d’assurer une vigilance aux changements, brutaux ou progressifs, qui transforment le monde et modifient la nature même des risques.

La question ne se simplifie pas. Au côté du rôle attendu des institutions en matière de prévention, quelle place tient l’humain dans une reconsidération globale des choses établies ?

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Autre constat, les institutions internationales ne parviennent pas toujours à éviter les catastrophes de grande ampleur. Ce fut le cas pour la pandémie de la COVID 19, c’est encore le cas aujourd’hui avec la guerre en Ukraine.

La catastrophe est d’abord humanitaire ; elle est celle des populations civiles, cibles potentielles des combats. Supposés protéger leurs occupants, des bâtiments : logements, écoles et hôpitaux peuvent être pilonnés. Ces destructions résonnent à l’échelle planétaire tout comme lors de l’effondrement meurtrier des twin towers, à New-York le 11 septembre 2001 : « Un bâtiment tombe, frappé par la haine, et le monde entier est en ébullition » [2]. Ce qui se passe ébranle l’Europe et le monde.

Cette catastrophe questionne la capacité collective des États à empêcher un tel drame, y mettre fin, voire à prévenir des conflits à plus grande échelle encore. Le Conseil de sécurité est l’organisation de référence en matière de prévention des conflits (1). La guerre a été déclenchée par l’un de ces cinq États membres permanents. A défaut de valeurs partagées par ses principaux membres, cette organisation s’est avérée inopérante à empêcher le conflit.

Les médias rendent compte sans relâche des drames humains suscités par le conflit. Se succédant sans fin, les images les inscrivent dans les consciences des opinions publiques sans que cela suffise à y mettre fin.

Pablo Picasso Guernica. Source Œuvre-Art.com

En 1937, c’est par la peinture que Picasso immortalisa les horreurs du bombardement de Guernica.

Le cubisme excelle à traduire les vies brisées et le naufrage de l’idée même de civilisation. L’œuvre picturale est tout à la fois un mémorial de l’événement, de ses victimes, et l’expression d’un « Plus jamais cela ».

 

Importance des symboles, au sein du Conseil de Sécurité à New-York une fresque monumentale représente cette peinture. Après avoir été retirée des lieux en 2021 par la Fondation propriétaire, cette fresque y retrouva sa place le 5 février 2022, quelques jours seulement avant l’invasion de l’Ukraine [3]. Trop tard pour réveiller les consciences endormies ?

Tragédie qui n’en finit pas, la guerre en Ukraine est une catastrophe active qui ouvre sur de grandes inconnues : le devenir à court et long terme des populations civiles ukrainiennes, des extensions possibles au conflit, une crise alimentaire mondiale…

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Lorsque la catastrophe est accidentelle, des conditions extrêmes peuvent aussi éprouver les dispositifs de prévention. L’engagement et la clairvoyance sont alors des qualités humaines qui permettent d’éviter des conséquences majeures. Cette situation est souvent illustrée par l’action exemplaire des soldats du feu. Elle fut encore une fois à l’œuvre lors de l’incendie de la cathédrale Notre Dame de Paris, le 15 avril 2019. L’engagement total des pompiers parisiens évita alors la destruction d’un patrimoine exceptionnel.

Franck Guarnieri et Sébastien Travadel (2) nous livrent, eux, le récit peu médiatisé de l’action héroïque de Masao Yoshida (3), directeur de la centrale nucléaire de Fukushima. Cette centrale est affectée le 11 mars 2011 par le séisme de magnitude 9 puis par le tsunami qui s’abat sur la côte Pacifique du Japon [4].

Confronté à un risque de non refroidissement des réacteurs, Masao Yoshida et son équipe de travail empêchent le pire de se produire. Dans l’urgence d’une situation devenue brutalement instable et évolutive, disposant d’informations partielles et sporadiques, les décisions sont à prendre en cascade, de façon presque instinctive. Pour ce faire, l’ingénieur revoit en totale autonomie les fondamentaux de son action.

Durant plusieurs jours d’affilée, une véritable lutte se mène in situ entre l’homme et la machine. « Yoshida rappelle que, plongés dans un véritable théâtre de guerre, c’est d’abord avec leurs corps que les opérateurs de Fukushima ont agi. Progressivement, un nouveau cadre d’action collective s’est constitué, selon des perceptions et des rythmes intrinsèques aux interactions avec les objets, c’est-à-dire principalement sur un plan sensible » [4]. Devenus les « ingénieurs de l’urgence », les membres du petit collectif de travail donnent de leur personne pour relever de façon concrète, au risque de leur vie, les multiples défis techniques qui se posent à eux.

Alors que les procédures de sauvegarde étaient inopérantes, que l’action des cellules de crise institutionnelles restées à distance était par la force des choses inefficiente, Masao a piloté en manuel l’équipe de travail restée sur place sous la menace latente de la radioactivité. Ce petit collectif a fait preuve d’ingéniosité et d’audace. Il a mobilisé tous les moyens qu’il avait sous la main pour contrecarrer en temps réel l’emballement de l’un ou l’autre des réacteurs.

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Pour les victimes, les questions soulevées sont très nombreuses : attention portée dans la durée à leur sort, capacité de résilience, possibles défaillances de responsables, indemnisation et mémoire de l’événement. Comment rendre audibles ces questions lorsque les victimes ou leurs proches les expriment ?

Dans un ouvrage publié en 2021, Perrine Lamy-Quique (4) se fait le porte-voix des sans-voix. Elle retranscrit avec la force de l’écriture l’émouvante enquête qu’elle a menée sur la catastrophe du plateau d’Assy en Haute-Savoie [5]. Dans la nuit du 16 avril 1970, un important glissement de terrain emporte des bâtiments du sanatorium du Roc des Fiz, provoquant la mort de 71 personnes dont 56 enfants en long séjour.

Ici la catastrophe est à double face : celle des victimes, pour beaucoup des enfants séparés de leur famille, en convalescence de la tuberculose, celle aussi des personnes ayant exercé une responsabilité dans la construction du centre ou dans sa gestion. Ont-elles pu, à un moment ou à un autre, manquer à leur devoir de prévention, de vigilance ou d’alerte ?

Par un méticuleux travail d’archives, Perrine Lamy-Quique retrace les épisodes liés au choix du site, à la conception puis à la construction du sanatorium cinquante ans avant le drame. Elle rend compte de la gestion du centre, de la catastrophe et de ses signes précurseurs.

Elle témoigne surtout du combat obstiné de familles des victimes pour que la lumière soit faite sur les circonstances de la tragédie. Alors que les actions intentées en justice n’ont pas abouti à la reconnaissance de responsabilités pénales, ces proches ont lutté sans relâche pour que l’événement sorte de l’oubli dans lequel on l’avait enfermé. Non sans mal, elles obtiennent l’édification le 29 mai 2019 d’un mémorial en granit sur le lieu du sanatorium.

Initialement prévue en 2020 pour commémorer les 50 ans de la catastrophe, l’inauguration de la stèle a été reportée du fait de la pandémie de Covid-19. Cet acte de mémoire tant attendu aura lieu, dans quelques semaines, le 28 mai 2022.

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Les victimes ou leurs proches peuvent s’organiser pour revendiquer une attention radicale à la question des catastrophes. C’est le cas de l’association des victimes des inondations de La Faute-sur-Mer et des environs (AVIF).

Créée à la suite de la tempête Xynthia ayant endeuillé les littoraux de Vendée et de Charente-Maritime les 27 et 28 février 2010, cette association s’est fixée comme objectif, outre d’honorer les victimes qui ont perdu la vie, de faire en sorte que des enseignements soient tirés de cette catastrophe. Pour Christian Sanchidrian (5), membre actif de cette association, le message est plus global encore : « Plus jamais cela ».

Chaque catastrophe pose à sa façon la question des dispositions à prendre pour éviter des catastrophes futures, potentiellement plus tragiques encore. Selon le philosophe et scientifique Jean-Pierre Dupuy, c’est en considérant dans le présent les catastrophes futures que l’on peut espérer les éviter ou en limiter les effets du plus possible [6].

De fait, toute catastrophe porte en germe la possibilité de nouveaux désastres et, tout autant, des possibilités plus fortes qu’avant de les anticiper. Aussi, si la prévention des catastrophes relève au premier chef des institutions et des gestionnaires, l’engagement citoyen trouve toute sa place dans un registre qui n’est plus celui de l’émotion mais devient celui de la responsabilisation.

S’il est vrai que « Nous sommes tous responsables de tout et de tous devant tous et moi plus que les autres (6) », l’anticipation des catastrophes met fortement en jeu une éthique à la fois individuelle et collective. En reprenant à son compte cette phrase de Dostoïevski, le philosophe Emmanuel Levinas, qui vécut les affres des deux guerres mondiales, invite chaque personne à une responsabilité totale, c’est-à-dire à répondre « de tous les autres et de tout chez les autres, même de leur responsabilité » [7].

Sous le vocable de responsabilité, l’anticipation des catastrophes et de leurs effets s’inscrit dans une exigence universelle d’attention aux autres comme au devenir des générations futures. Une attention sous forme de vigilance active vis-à-vis des risques majeurs auxquels ceux-ci pourraient être exposés. Rappelons ici que cette vigilance doit intégrer les enseignements du passé et les évolutions intervenues qui modifient la nature des risques et les modalités de leur gestion.

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En définitive, la dimension humaine de la catastrophe présente de multiples aspects : valeurs non partagées, expression artistique, ingénierie d’urgence, engagements ordinaires… engagement des victimes et de leurs proches. Tous ces aspects n’ont pu être qu’effleurés ici.

Les exemples pris ont cependant un caractère emblématique. Ils montrent que, lorsque les dispositifs institutionnels échouent à empêcher les catastrophes ou à en circonscrire les effets, la dimension humaine prend le dessus, pour le pire ou pour le meilleur. Dans des situations apparaissant désespérées, elle peut donner un second souffle à l’action de sauvegarde. C’est bien d’ailleurs à ce moment que l’on invoque la résilience. Celle-ci mobilise des ressources insoupçonnées ; elle renvoie aux ressorts vitaux les plus profonds.

Se joue à chaque fois le sort des populations, victimes d’un événement qui leur échappe et dont l’inscription dans la mémoire universelle peut devenir un enjeu ultime.

Comment franchir le pas de l’émotion vers la responsabilisation ? Au côté des protocoles d’intervention formalisés, des initiatives sont prises pour corriger les manques, pallier les défaillances et tisser des liens salutaires. Ces initiatives non planifiées sont le fait d’acteurs anonymes ou en responsabilité dont la portée mériterait d’être bien davantage reconnu.

Nous n’avons abordé ici que quelques facettes de la dimension humaine des catastrophes. Bien d’autres mériteraient d’être interrogées. Ces facettes suffisent cependant à montrer la place bien plus grande qu’il faudrait reconnaître à l’humain dans la prévention des catastrophes.

Mais le fait que la dimension humaine prenne le dessus dans des circonstances tragiques doit aussi fortement interroger les institutions. Celles-ci devraient reconsidérer leurs pratiques pour les rendre plus aptes à anticiper ou affronter les situations dommageables dans la complexité de leurs effets. Elles devraient le faire en intégrant à part entière les capacités sociétales de résilience.

Notes de renvoi

(1) En application de sa charte « Le Conseil de sécurité est compétent au premier chef pour constater l’existence d’une menace contre la paix ou d’un acte d’agression. Il invite les parties à un différend à régler ce différend par des moyens pacifiques et recommande les méthodes d’ajustement et les termes de règlement qu’il juge appropriés […] ».

(2) Franck Guarnieri et Sébastien Travadel, Centre de recherche sur les Risques et les Crises de MINES ParisTech

(3) Perrine Lamy-Quique, réalisatrice, photographe, écrivain, enseignante de cinéma

(4) Masao Yoshida est décédé en 2013.

(5) Christian Sanchidrian est membre de l’Association des victimes des inondations de la Faute sur Mer et des environs (AVIF) et également de l’Association Française de Prévention des Catastrophes Naturelles et Technologiques (AFPCNT)

(6) Dans « Les frères Karamazov » Dostoievski.

Éléments de bibliographie

[1] Géoonfluences site expert ENS/DGESCO de géographie

http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/catastrophe

[2] Joseph-Richard Moukarzel, l’architecture, un art qui embrasse la science, Hermès, la revue 2015/2 (n°72), Cairn-info, 2015, DOI 10.3917/herm.072.0226

[3] La tapisserie d’après « Guernica » retrouve sa place à l’entrée du Conseil de sécurité de l’ONU

https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/la-tapisserie-d-apres-guernica-retrouve-sa-place-a-l-entree-du-conseil-de-securite-de-l-onu_4944840.html

[4] Franck Guarnieri et Sébastien Travadel, Un récit de Fukushima, Alpha Essai, Paris, (2018) 2022

[5] Perrine Lamy-Quique, Dans leur nuit, Seuil, Paris, 2021

[6] Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Ed. Seuil, Points, 2002

[7] Emmanuel Levinas, Éthique et infini, Ed. Fayard, Le livre de Poche, 2015 (1982), p.95