Culture du risque : de nouveaux chemins à emprunter

Lorsque l’on questionne la notion de risque encouru, vient à l’esprit : « À petit aléa, petit risque, à grand aléa, grand risque ». Cette idée est largement répandue. Que l’exposition au risque soit proportionnelle à l’événement perturbateur rassure.

En effet, la rareté des aléas de grande ampleur distancie la catastrophe de notre quotidien ce qui permet d’en faire un sujet à part, dont on se saisit très occasionnellement. Quant aux petits risques, nous misons sur leur maîtrise technique pour nous en protéger et sur les assurances pour nous en dédommager quand ils se réalisent.

Héritée des décennies passées, cette vision rassurante mais simplificatrice est fragilisée par les turbulences qui marquent le début du 21ème siècle. Le changement climatique ne favorise-t-il pas une intensification des aléas naturels ? La maîtrise des petits risques est-elle véritablement garantie ? Et encore, qu’en est-il de la probabilité qu’un petit événement génère de grands effets sur notre vie quotidienne ?

Ces questions invitent à reconsidérer notre appréciation des risques, à nous détacher de la « zone de confort » dans laquelle nous nous étions installés pour édifier une culture du risque intégrant de nouvelles réalités.

Coucher de soleil sur les Monts du Lyonnais. 12 nov 2021. Crédit photographique Jacques Boucher.

De petits événements peuvent produire de grands risques

Que de petits événements puissent produire de grands effets n’est pas nouveau en soi. Il en est ainsi des incendies de forêts. Encore récemment, l’incendie qui a ravagé le massif des Maures en août 2021 est susceptible d’avoir été déclenché par le jet d’un mégot de cigarette sur une aire d’autoroute ; le bilan est lourd : deux morts, 10 000 personnes évacuées, une trentaine d’habitations détruites, une réserve naturelle en grande partie dévastée et plus de 8 000 hectares parcourus par le feu.

Ainsi, la lutte contre les incendies de forêt donne un bon exemple de dispositif global visant à éviter le déclenchement de l’événement, à le circonscrire à la source lorsqu’il se produit puis à limiter ses effets destructeurs lorsque son extension devient incontrôlée.

Qu’il s’agisse d’incendie de forêt ou d’autres risques, dans les situations les plus critiques, la multiplicité des facteurs en jeu et leur imbrication ne permet pas de garantir par avance qu’un petit événement ne puisse produire en peu de temps une catastrophe.

Concepteur de la science du risque, Georges Kervern a montré qu’une dynamique destructrice se développe de façon incontrôlée lorsque des conditions « cindyniques » (1) sont réunies. Par exemple, l’accident de la navette challenger le 28 janvier 1986 fut le résultat d’une situation cindynique associée à un petit événement déclencheur : la défaillance d’un joint torique. L’explosion du véhicule spatial coûta la vie aux astronautes et provoqua l’arrêt du programme spatial de la NASA pendant plusieurs mois [1].

En 1999, le risque d’un « bug informatique » généralisé lors du passage à l’an 2000, a concerné l’ensemble des activités privées et publiques. L’anticipation réussie de cet événement a évité le blocage des systèmes informatiques [2]. Bien plus récemment, du 23 au 29 mars 2021, l’échouement dans le canal de Suez du porte-conteneurs « Ever Given » a paralysé l’une des voies maritimes les plus fréquentées du monde. Sa fermeture momentanée a révélé la vulnérabilité des entreprises tributaires des approvisionnements internationaux [3].

En France, il serait encore possible de citer la panne des numéros d’urgence en juin 2021 déclenchée par un « bug » logiciel, qui mit en danger des vies humaines [4].

Canadair en action dans le massif du Ventoux. Août 2019. Crédit photographique Pierre-Alban Guézo.

La crise de la COVID-19 ou la dialectique du risque individuel et du risque collectif

La crise de la COVID 19 marque une étape dans la prise de conscience du risque d’exposition soudaine à un aléa de grande ampleur induit par la propagation d’un petit événement perturbateur. Partant de la province de Wuhan en Chine début 2020, le coronavirus s’est disséminé à l’échelle planétaire en quelques semaines. La pandémie montre les possibilités offertes par les mesures de prévention individuelles et collectives et aussi leurs limites pour juguler la dynamique destructrice lorsque celle-ci s’est développée.

Lorsqu’elle s’est produite, l’explosion épidémique originelle de la COVID 19 n’a laissé que peu de temps aux politiques pour prendre des décisions et les concerter, aux scientifiques pour déployer leurs analyses et en débattre et encore aux techniciens pour structurer des méthodes d’intervention. En bout de chaîne, les populations ont dû s’adapter à des situations rapidement changeantes.

Avec la pandémie, le passage d’un micro-événement à une catastrophe d’ampleur mondiale n’est ni cantonné à une sphère professionnelle, ni intégré aux logiciels informatiques. Ici, le changement d’échelle s’inscrit directement dans l’humain. Potentiellement vulnérable aux effets du coronavirus, chaque personne devient, lorsqu’elle est infectée, vecteur épidémique pour les autres.

Chaque personne éprouve aussi au quotidien le poids des mesures de prévention requises pour réduire la contagion, éviter la saturation des hôpitaux et, en définitive, limiter le nombre de victimes.

Éprouvant leur vulnérabilité en vraie grandeur, nos sociétés « font l’expérience d’une certaine indissociabilité du bien et du mal que, selon le paradigme de la prévention, on pensait pouvoir indéfiniment séparer » [5]. Le risque épidémique et sa prévention imprègnent les relations au sein des cercles familiaux, des sphères professionnelles, des espaces de convivialité.

« La science ne fait pas culture »

Pour le scientifique et philosophe des catastrophes Jean-Pierre Dupuy, les déchirements sociétaux que produisent la crise de la COVID-19 viennent d’abord du fait que « la science ne fait pas culture« .

En effet, la dynamique propre à un phénomène physique ou biologique – répond à une loi exponentielle « plus la vitesse de propagation est forte, plus l’accélération augmente » [2]. Lorsqu’elle s’inscrit dans un système complexe, cette dynamique peut subir une boucle de rétroaction conduisant à son ralentissement (boucle négative) ou au contraire à son intensification (boucle positive) selon les interactions qui se produisent.

Ces principes d’accélération et de régulation sont surtout connus des scientifiques et des techniciens. Ils mériteraient d’être appropriés bien au-delà. A défaut, à l’incertitude produite par l’inédit d’une situation complexe s’ajoute l’incompréhension des mécanismes sous-jacents sur lesquels il faut pourtant agir rapidement.

Ces mécanismes jouent pour différents risques marqués par l’accroissement de la complexité de notre environnement. C’est le cas du changement climatique dont la dynamique invite à s’approprier la double dimension, individuelle et collective, du risque et de sa gestion si l’on veut parvenir à en limiter les effets.

Changement climatique et COVID-19 : différences et similitudes

Si l’évolution du climat laisse théoriquement plus de temps pour agir que la pandémie, une boucle de rétroaction « positive » est également à l’œuvre entre la production à l’échelle individuelle de gaz à effet de serre, sa massification à l’échelle planétaire et les modifications du climat, impactant en retour les conditions de vie.

Ce temps dont nous semblons disposer est trompeur car, faute d’agir fort et vite sur cette vérité qui dérange [6], la dynamique s’amplifie. Elle nécessite toujours plus d’efforts ensuite, pour la juguler moins efficacement. Or, si l’on peut espérer que les effets du coronavirus disparaîtront ou évolueront à terme vers des formes plus bénignes, la contrainte climatique, elle, s’intensifiera suivant un processus d’auto-renforcement.

La faible appropriation des mécanismes à l’œuvre dans le changement climatique a nécessité, depuis 1990, la production de différents rapports du GIEC et, depuis 1995, la tenue de COP successives pour inciter à l’action collective. Ce jalonnement s’est accompagné de réponses institutionnelles atones, à faible effet d’entraînement au renouvellement des pratiques individuelles.

En novembre 2021, la Conférence des parties (COP 26) qui s’est tenue à Glasgow a mis symboliquement en présence les représentants des petits États insulaires, menacés de disparition par l’élévation des niveaux marins, et les responsables des grandes nations les plus émettrices de gaz à effets de serre. « Nous sommes très déçus de l’absence d’éléments sur les pertes et dommages », a déploré l’Alliance des petits États insulaires à l’issue de la Conférence [7].

Tentative inaboutie donc de générer une boucle de rétroaction éthique entre les États les plus vulnérables aux effets du changement climatique et les États les plus impliqués dans leur manifestation. Boucle éthique et aussi vertueuse puisque prévenir les effets du changement climatique sur les populations les plus exposées et les moins armées pour y répondre participe d’une réponse globale aux perturbations subies par tous.

Il faudrait apprendre des risques naturels…

La gestion des risques naturels initie de longue date aux interactions qui se produisent entre des secteurs géographiques d’accentuation des aléas et d’autres propices à en subir, à distance, les effets.

Ainsi, les modalités d’aménagement et de gestion des secteurs amont des bassins hydrologiques influent la gravité des inondations des secteurs aval où se concentrent les eaux et souvent aussi l’urbanisation. La propagation du risque est cependant inverse de celle observée pour le changement climatique : les parties les plus densément urbanisées subissent les transformations réalisées dans des parties qui le sont souvent beaucoup moins.

C’est ainsi que les crues catastrophiques de la période 1845-1860, en France, présidèrent à la mise en place d’une politique de restauration des terrains en montagne, destinée à éviter l’érosion des sols générée par le déboisement à outrance [8]. Plus récemment, sur l’ensemble du territoire national, une gestion de l’eau et du risque inondation à été mise en place aux différentes échelles des bassins versants hydrographiques.

Si cette disjonction géographique entre zones de production de l’aléa et zones de concentration des enjeux humains est fréquente, la catastrophe de Nîmes en octobre 1988 a illustré le cas d’un territoire sensible où l’urbanisation coïncide quasiment avec le bassin versant hydraulique. La gouvernance facilitée ne dispense cependant pas d’une gestion complexe du risque inondation en interaction entre toutes les composantes de la gestion urbaine.

… et des risques technologiques

Le voisinage d’activités industrielles à risque et de zones habitées donne un autre exemple d’interactions entre la production de phénomènes dangereux et la vulnérabilité des enjeux. La mise en place du plan de prévention des risques technologiques (PPRT) (2) a montré qu’il était sinon facile du moins possible de développer un cercle vertueux entre le site industriel et l’urbanisation voisine, c’est-à-dire entre des entités productrices du risque et d’autres qui y sont exposées.

Courbe de Farmer dans Pigeon, Catastrophes dites naturelles, risques et développement durable : Utilisations géographiques de la courbe de Farmer [9].

Ce cercle vertueux a permis de passer d’approches de type gravité/fréquence, conceptualisée par la courbe de Farmer [9], à des approches de résilience collective mettant en jeu les entreprises émettrices du risque, les collectivités territoriales et encore les entreprises installées à proximité de sites SEVESO [10].

Cette évolution permet de passer d’un risque estimé « acceptable » à un risque « co-construit » entre les parties prenantes.

Culture du risque : de nouveaux chemins à emprunter

La gestion territoriale des risques produit ainsi de nombreux apprentissages en matière de bonnes pratiques et aussi en termes d’obstacles à lever pour aller de la prévention à la résilience individuelle et collective.

Ces acquis sont mobilisables pour ouvrir la culture du risque aux nouveaux chemins à emprunter pour répondre aux dynamiques des risques globaux. D’échelle planétaire, ces dynamiques mettent fortement en jeu la dialectique du risque individuel et du risque collectif. Elles nous invitent à de nouveaux modes d’action croisant « prévention du risque » et « résilience ».

Pour F. Ewald, la prévention est l’affaire d’experts, elle parle le langage de la science et invite à réduire les risques et leur probabilité [5]. Quant à la résilience, elle fraie des chemins de sortie dans les incertitudes produites par la complexité, là où l’expertise ne peut s’aventurer sans risque de se perdre. En restant en relation étroite avec la science, la résilience évite d’emprunter des impasses.

La culture du risque est par conséquent à reconsidérer pour établir des passerelles entre la prévention et la résilience. Ceci implique de développer les espaces de dialogue entre les scientifiques, les experts et les praticiens, les uns ne pouvant agir sans les autres (et inversement).

La culture du risque se conçoit également dans une unité de destin entre l’individuel et le collectif. Il convient ainsi de prendre en considération les interdépendances par exemple entre les secteurs géographiques (ou des activités) qui aggravent les aléas et d’autres qui en subissent localement les effets. C’est le cas des petits États insulaires menacés de disparition par le rehaussement des niveaux marins.

(1) Définition des cindyniques : Science visant à rendre intelligibles et donc prévisibles, les dangers, les risques qui en découlent, endogènes et exogènes au sein d’un système et de permettre de les réduire. [1]

(2) Les PPRT ont été institués par la loi du 30 juillet 2003, faisant suite à l’accident de l’usine Grand-Paroisse à Toulouse

Éléments bibliographiques

[1] Georges-Yves Kervern et Philippe Boulenger, Cindyniques, concepts et mode d’emploi, Economica, 2007, 101 p.

[2] Jean-Pierre Dupuy, La catastrophe ou la vie, pensées par temps de pandémie, Paris, éd. Seuil, 2021, 260 p.

[3] Le Monde Canal de Suez : une « erreur humaine ou technique » à l’origine de l’échouement ?, 28 mars 2021

[4] Le Monde, La panne des numéros d’urgence causée par un « bug » logiciel, selon l’enquête interne d’Orange, 11 juin 2021

[5] François Ewald, Philosophie de la précaution, L’année sociologique, Volume 46, n°2, 1996

[6] Algore, Une vérité qui dérange, Paris, éd. La Martinière, 2007 (2006) 301 p.

[7] Climat, trois questions pour une décennie cruciale, La Croix, 14 novembre 2021

[8] Conseil  général des Bouches-du-Rhône, Museon Arlaten, Restaurer la montagne, Ed. SOMOGY, 2004, 189 p

[9] Patrick Pigeon, Catastrophes dites naturelles, risques et développement durable : Utilisations géographiques de la courbe de Farmer, Vertigo, avril 2010, https://doi.org/10.4000/vertigo.9491

[10] Cerema, De la prévention du risque industriel à la résilience des zones d’activité économiques, auteurs Claudia Basta, Emmanuel Martinais et Sandra Decelle-Lamothe, Coll. Connaissances, 2019, 96 p.