Pluies dévastatrices : une nouvelle expression du risque d’inondation
En juillet 2021, alors que le sud de l’Europe endurait un blocage anticyclonique caniculaire, l’Europe de l’Ouest a connu un enchaînement de « gouttes froides » à l’origine de passages perturbés. Si ces précipitations ont été bénéfiques à la végétation, elles ont aussi pris la forme de pluies dévastatrices affectant tout particulièrement l’Allemagne et la Belgique.
Venue le 18 juillet dans la ville dévastée d’Adenau en Rhénanie-Palatinat, la Chancelière Angela Merkel déclara : « C’est une situation surréaliste et fantomatique ; la langue allemande a du mal à trouver les mots pour décrire ce qui s’est passé […]. L’addition de tous les événements auxquels nous assistons en Allemagne et la force avec laquelle ils se produisent, tout cela laisse penser (…) que cela a un lien avec le changement climatique. Nous devons nous dépêcher. Nous devons aller plus vite dans la lutte contre le changement climatique » [1].
Épicentres des cataclysmes en Allemagne : les Länder de Rhénanie-Palatinat et Rhénanie du Nord-Westphalie. L’épisode de mi-juillet y fut meurtrier et dévastateur : 175 morts, 155 disparues (1) [2], 30 milliards d’euros de dommages. À ce bilan chiffré, il faut ajouter les deuils, les traumatismes, l’exposition des populations à des risques sanitaires et les durées des réparations estimées à plusieurs mois ou années.
Par ses propos, Angela Merkel exprime tout à la fois un grand désarroi vis-à-vis de ce qui s’est passé et l’urgence qui s’attache à réfréner le dérèglement climatique. Émanant d’une responsable politique de premier plan en Allemagne et en Europe, cette déclaration – dont l’humilité est à la hauteur de la catastrophe survenue – interpelle tout un chacun sur la façon de répondre aux défis posés par celle-ci.

Un événement hors norme qui rappelle celui du 2 octobre 2020 en France
Alors que l’inondation est le risque naturel le plus courant, le mieux étudié et encore le mieux doté en dispositifs de gestion, la chancelière ne trouve pas de langage approprié pour exprimer ce qui s’est passé. Cette impuissance à décrire l’événement est d’autant plus frappante que l’Allemagne a connu de graves inondations fluviales dans un passé pas si lointain. Ayant affecté l’Europe centrale en août 2002, les crues de l’Elbe et du Danube ont donné lieu à une directive européenne (2) dont la transposition a été effectuée dans les États-membres.
Si les inondations de juillet 2021, dévastatrices en Allemagne et en Belgique, peuvent conduire différents pays à revisiter ce cadre d’action européen, ne faut-il pas aussi appréhender les nouveaux traits catastrophiques liés à ces pluies dévastatrices ?
Nous proposons de faire l’exercice en considérant ce qui s’est passé en Allemagne – en écho aux propos de la Chancelière – et en situant le cataclysme de juillet 2021 dans le prolongement de celui ayant affecté en France les hautes vallées des Alpes-Maritimes le 2 octobre 2020 (3). Bien que de localisation et d’extension géographique très différentes, ces deux événements atypiques sont en effet liés de la même façon au dérèglement climatique [3].
Si l’événement d’octobre 2020 a concerné en France un département normalement exposé à des pluies violentes, qualifiées de « cévenoles », sa particularité résulte du couplage inhabituel d’un épisode méditerranéen à un « puissant cyclonisme » [4] [5]. Quant à l’épisode diluvien qui a dévasté les Länder mi-juillet, il est proprement singulier sous cette latitude septentrionale.
Dans les deux cas, un cataclysme
Des destructions et non plus des dommages
Le mot cataclysme n’est pas trop fort pour désigner les deux événements. Ils ont causé un nombre élevé de victimes, mis en danger de nombreuses autres personnes, eu les mêmes effets traumatisants sur les populations. Ces événements ont produit des destructions bien davantage que des dommages.
Ainsi, ont été dévastés des centres urbains, des cimetières (4) [6] des établissements culturels [7]. Des implantations humaines ont été atteintes dans leur fondement sans que la menace ait été préalablement identifiée. Dans les Alpes-Maritimes, l’image reste gravée dans les mémoires du couple de personnes âgées agitant une petite lampe en signe de détresse avant que l’habitation et ses occupants ne soient emportés dans la Vésubie en furie [8] [9].
Ces effets montrent que les dispositifs de protection comme de prévention se sont révélés impuissants à contrer l’ampleur de la catastrophe. Ainsi, à Leverkusen (Rhénanie du Nord-Westphalie), les mesures prises par l’hôpital proche de la rivière Dhünn n’ont ni empêché l’inondation des bâtiments, ni évité l’évacuation des 468 patients, dans l’urgence et par les moyens du bord [10]. Le pire scénario s’est produit, inconcevable par référence aux événements passés.
En Rhénanie-Palatinat, plusieurs mètres d’eau ont submergé Altenahr alors que la cartographie plaçait hors d’eau la partie nord de la ville [10]. En France, si le PPRI de Saint-Martin-Vésubie a joué son rôle, l’inondation a sévi au-delà de la zone rouge pour avoir dépassé l’événement de référence [4].

La puissance dévastatrice des éléments naturels
Les témoins des événements font état de bombardement, de tsunami, de tremblement de terre. « Le raz de marée Swist a frappé notre village avec une grande force », a déclaré Andreas von Stedman à DW. Comment expliquer une telle violence des effets sinon par la puissante énergie véhiculée par les éléments naturels, eau et terre mêlées ?
Il est clairement apparu que les deux événements ont généré des aléas hydrauliques, géologiques et géotechniques. Ainsi, en Allemagne, les inondations véhiculaient des eaux de couleur marron tandis qu’en France elles étaient le siège d’un fort transport sédimentaire.
Le glissement de terrain ayant frappé la ville d’Erfstadt, près de Cologne, traduit un phénomène d’érosion régressive mettant en jeu des exploitations de carrière [11]. Dans les hautes vallées des Alpes-Maritimes, les crues ont provoqué de nombreux glissements de terrain et des phénomènes érosifs qui ont comblé des cours d’eau et élargi leur lit [4] [12].
La résilience comme maître-mot
Dans les Länder comme dans les Alpes-Maritimes, la prévision météorologique semble avoir été à la hauteur de l’événement [13] [8]. Pour autant, la question reste posée de l’alerte de la population. Si celle-ci a donné satisfaction dans les Alpes-Maritimes [4] [14], elle est davantage contestée dans les Länder. « Personne ne nous a prévenus ! » a déclaré Andreas von Stedman à la radio Deutsche Welle (DW) [7].
Même si la précision des modèles météorologiques peut être améliorée, si les technologies d’alerte des populations peuvent être mobilisées, il faudra toujours agir dans la complexité. La question de la résilience en situation d’urgence marquée par des événements rapides, de grande ampleur et d’extrême violence est par conséquent posée sous des angles technologique, organisationnelle et sociologique.
La résilience est le maître-mot pour désigner la façon dont les secours, les responsables et la population ont dû, plusieurs heures durant, se battre collectivement pour sauver l’essentiel, le plus souvent des vies. Elle qualifie aussi une gestion des suites de la catastrophe où tout le monde met la main à la pâte [15][16].
Répondre aux défis soulevés par la Chancelière
Anticiper les événements extrêmes
La prise de recul que nous proposons ici rend intelligible le désarroi exprimé par la Chancelière. Y répondre implique de s’acculturer collectivement aux nouvelles formes de catastrophes induites en Europe de l’Ouest par le dérèglement climatique.
Mais comment passer des constats à l’action ? « J’ai vu, j’ai admis, mais que l’on ne m’en demande pas davantage » nous rapporte le sociologue Clément Rosset [17]. Or, les pistes d’action ne manquent pas, des plus conventionnelles aux plus innovantes. Sans être exhaustif :
– Réinterroger ensemble les actions de prévention, les dispositifs de protection, la gestion de crise. Le faire aux différentes échelles de territoire. Accentuer la culture du risque en s’inspirant des propositions de la mission Courant [18]
– Intégrer véritablement les risques dans la construction, dans l’aménagement et la gestion des territoires. Le faire par la promotion de démarches de type Build Back Better (mieux construire avant et après catastrophes). De telles démarches sont économiquement justifiables au vu de l’augmentation du coût des catastrophes naturelles [19].
– Interroger le continuum entre assainissement urbain, aménagement et gestion des inondations en considérant la sévérité des effets et non plus seulement la récurrence des précipitations [20].
– développer les approches à l’échelle des quartiers où s’expriment les vulnérabilités les plus fortes et où se joue la résilience [21]
– Structurer la reconstruction après catastrophe (5)
Surtout des exercices de compréhension des nouvelles expressions du risque inondation devraient impliquer ensemble les professionnels de l’hydrologie urbaine, de l’aménagement et de la construction, les acteurs des territoires et les gestionnaires des risques et des crises. De telles réflexions transversales sont un préalable à l’élaboration de réponses novatrices, propices à l’anticipation plus grande de futurs événements de ce type.
Agir vite pour limiter le dérèglement climatique
Reste l’urgence soulignée par la Chancelière : accélérer la mise en œuvre de mesures d’atténuation du changement climatique, fortes, généralisées et multi-sectorielles. L’injonction de la Chancelière vaut aussi pour toutes et pour tous ; une multitude de chantiers sont en effet à déployer dans tous les domaines et aux différentes échelles des territoires.
En France, si les politiques de transition semblent bien engagées, l’enjeu devient celui de leur systématisation. Agir vite, et le faire d’ores et déjà sous la pression grandissante des contraintes climatiques.
Publié le 9 août 2021, le nouveau rapport du GIEC est sans appel sur cette réalité ; il prévoit un « changement climatique généralisé et rapide, d’intensité croissante » avec pour conséquence une augmentation sans précédent des phénomènes météorologiques extrêmes [22].
En point de vigilance : le risque de résignation…
En définitive, la survenue de catastrophes hors normes est-elle de nature à hâter le mouvement en faveur de la lutte contre le changement climatique ? C’est à cette question que nous conduit la réflexion menée.
Certes, les catastrophes sont effectivement propices à déclencher des mesures correctives immédiates de comportements sociétaux à risques. En revanche, la vigilance s’estompe au fil des années ; l’oubli succède à l’émotion.
La catastrophe s’inscrit pour beaucoup dans le registre de la pièce de théâtre. Lorsqu’elle survient, le rideau se lève pour la dévoiler aux spectateurs. Puis il retombe et chacun retourne à ses occupations quotidiennes, c’est-à-dire à sa réalité souveraine « […] en comparaison de laquelle la réalité présentée sur scène apparaît maintenant tenue et éphémère, même si elle a pu paraître frappante quelques instants auparavant » [23].
Se multipliant et s’intensifiant dans les prochaines années, les catastrophes climatiques vont cependant bouleverser ce schéma. Elles maintiendront l’attention sur la menace climatique au point de faire peser un autre risque : celui de l’habituation voire de la résignation.
Ce risque est le premier à combattre.
Remerciements à Christian Sanchidrian pour sa relecture critique
Notes de texte
(1) Bilan publié le 27 juillet 2021. 37 morts et 6 disparus recensés à cette date en Belgique.
(2) Directive du 23 octobre 2007 relative à l’évaluation et à la gestion des risques d’inondation
(3) Situés dans l’Arc méditerranéen, les bassins versants de la Vésubie (393 km²) et de la Roya (394 km²), devinrent le 2 octobre 2020 les épicentres de précipitations extrêmes. Les cumuls de pluie respectivement de 300 et 500 mm en 12 heures, ont généré des volumes d’eau colossaux de l’ordre de 80 à 100 millions de m³ pour la Vésubie et de 65 à 90 millions de m³ pour la Roya [4]. Le bilan simplifié de ce cataclysme fait état de 9 morts, de 181 bâtiments détruits, de 116 maisons inhabitables et de 50 km de routes détruites y compris des ouvrages d’art [4].
(4) Les cimetières de Saint-Martin-Vésubie et de Saint-Dalmas-de-Tende ont été détruits en partie. Dans la vallée de l’Ahr, de nombreux cimetières ont été emportés.
(5) Une fiche IRMA (Institut des Risques Majeurs) est en préparation sur le sujet.
Références bibliographiques
[1] Le Monde, Inondations en Allemagne : choquée par les dégâts « surréalistes », Angela Merkel promet de reconstruire, 18 juillet 2021, https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/07/18/inondations-la-situation-se-degrade-dans-le-sud-de-l-allemagne_6088635_3244.html
[2] ECDC, European Center for Disease prevention and Control, Rapid Risk Assessment, Extreme rainfall and catastrophic floods in western Europe, 29 July 2021
[3] National Géographique, Das Wetter von morgen: Warum Hochwasser in Deutschland häufiger werden könnten, 19 juillet 2021, https://www.nationalgeographic.de/umwelt/2021/07/das-wetter-von-morgen-warum-hochwasser-in-deutschland-haeufiger-werden-koennten
[4] Carrega P. et Michelot N. , Une catastrophe hors norme d’origine météorologique le 2 octobre 2020 dans les montagnes des Alpes-Maritimes, Physio-Géo [En ligne], Volume 16 | 2021, mis en ligne le 02 mai 2021, consulté le 04 mai 2021. DOI : https://doi.org/10.4000/physio-geo.12370 URL : http://journals.openedition.org/physio-geo/12370 ;
[5] Le Monde, « L’État savait ces zones inondables, les mairies aussi » : comment des intempéries dévastatrices ont frappé les Alpes-Maritimes, 9 octobre 2020, https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/10/09/l-etat-savait-ces-zones-inondables-les-mairies-aussi-comment-des-intemperies-devastatrices-ont-frappe-les-alpes-maritimes_6055453_3244.html
[6] Kirchen Leben (KL), Tombes emportées, pierres tombales brisées : les inondations ravagent les cimetières, 28 juillet 2021,ahttps://www.kirche-und-leben.de/artikel/graeber-weggespuelt-grabsteine-zerborsten-hochwasser-verwuestet-friedhoefe
[7] Deutche Welle, DW, Dommages dus aux inondations: terres en culture, 2 août 2021, https://www.dw.com/de/hochwasser-sch%C3%A4den-kultur-kultureinrichtungen/a-58703589
[8] Météo 06, La catastrophe du siècle 2 octobre 2020, 23 octobre 2020, https://meteo06.fr/la-catastrophe-du-siecle-2-octobre-2020/
[9] Le Monde, Dans la vallée de la Vésubie : « Il n’a pas plu depuis trois mois, et là, tout est tombé d’un coup », 3 octobre 2020, https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/10/03/dans-la-vallee-de-la-vesubie-il-n-a-pas-plu-depuis-trois-mois-et-la-tout-est-tombe-d-un-coup_6054668_3244.html
[10] Der Spiegel, Un pays court pour se préparer à l’inévitable, 29 juillet 2021 https://www.spiegel.de/international/germany/germany-s-new-climate-reality-a-country-races-to-prepare-for-the-unavoidable-a-314326ec-2015-401e-bd00-9e20436034a7
[11] t-online, Wie konnte es dazu kommen?, 17 juillet 2021, https://www.t-online.de/nachrichten/wissen/id_90456556/erftstadt-massiver-erdrutsch-durch-flut-experte-erklaert-wie-es-dazu-kommen-konnte-.html
[12] Johan Berthet, Premiers éléments d’analyse de la crue du 02/10/2020 de Roya et la Vésubie, Linkedin, 6 octobre 2020, https://www.linkedin.com/pulse/premiers-%25C3%25A9l%25C3%25A9ments-danalyse-de-la-crue-du-02102020-roya-johan-berthet/?trackingId=0fElELVs5smPH3mZw5D6Pw%3D%3D
[13] WetterKanal, Meteorologische Chronologie der Flutkatastrophe im Westen Deutschlands im Juli 2021, 19 juillet 2021, https://wetterkanal.kachelmannwetter.com/meteorologische-chronologie-der-flutkatastrophe-im-westen-deutschlands-im-juli-2021/
[14] Reporterre, Alpes-Maritimes : après les pluies torrentielles, quatre enseignements à tirer, 10 octobre 2020, https://reporterre.net/Alpes-Maritimes-apres-les-pluies-torrentielles-quatre-enseignements-a-tirer
[15] Le Monde, « C’est à ça que ressemble le monde quand tout s’arrête » : dans la vallée de la Roya, la débrouille et la solidarité après la tempête, 16 octobre 2020, https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/10/16/c-est-a-ca-que-ressemble-le-monde-quand-tout-s-arrete-dans-la-vallee-de-la-roya-la-debrouille-et-la-solidarite-apres-la-tempete_6056200_3244.html
[16] Good News Magazin, Après les inondations : des milliers de bénévoles aident sur le terrain, 18 juillet 2021, https://goodnews-magazin.de/flutkatastrophe-nrw-nordrhein-westfalen-rheinland-pfalz-hilfsaktionen/
[17] Clément Rosset, Le réel et son double, Folio Essais, 2007 [1993]
[18] Mission sur la transparence, l’information et la participation de tous à la gestion des risques majeurs, technologiques ou naturels, Juin 2021. https://www.ecologie.gouv.fr/sensibilisation-aux-risques-naturels-et-industriels-mission-presidee-fred-courant-remis-conclusions
[19] Severe weather events drive global insured catastrophe losses of USD 42 billion in first half of 2021, Swiss Re Institute estimates, 12 août 2021,https://www.swissre.com/news-release/Severe-weather-events-drive-global-insured-catastrophe-losses-of-USD-42-billion-in-first-half-of-2021-Swiss-Re-Institute-estimates/c10d0aca-9cf6-4631-86e8-1e57f8dd5bc7
[20] Théo G. Schmitt, Évaluation et communication des risques d’inondation pluviale dans les zones urbaines, WiresWater, 25 novembre 2019, https://doi.org/10.1002/wat2.1401
[21] Fabien Rival et al, Quartiers résilients aux inondations : quand la résilience vient questionner la prévention en partant du niveau local, colloque SHF : «RDT 2017, Paris 10-11 octobre 2017 », https://monitorage.fr/wp-content/uploads/2020/05/2017_Inondation-SHF-Cerema-quartiers-resilients.pdf
[22] GIEC, communiqué de presse du 9 août 2021, https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/2021/08/IPCC_WGI-AR6-Press-Release_fr.pdf
[23] Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Armand Colin, 2006