Territoires et changements globaux : le renouveau du projet
Malgré les efforts déployés pour dresser des perspectives porteuses de sens, notamment dans la planification de l’urbanisme, les territoires ont souvent connu ces dernières décennies un essoufflement de la dynamique de projet comme mode opératoire ouvrant sur l’action. Comment expliquer cette difficulté, voire même cette désaffection ? Est-elle inéluctable ?
Dans le contexte des années 80, le « projet » matérialisait un avenir pleinement désirable ; il était associé à l’idée de progrès généralisé. Le projet était généralement perçu comme marque et moteur de réussite, ses insuffisances étant facilement couvertes par un nouveau projet. Par la suite et pour un certain nombre de territoires, le contexte est devenu celui du ralentissement de la croissance, du poids des contraintes normatives et du doute qui s’est insinué sur leur devenir. L’horizon des territoires s’est fondu dans le brouillard des incertitudes. Le projet a perdu ses fondements. Il s’est individualisé et banalisé au point de perdre de sa capacité à orienter globalement les choses.
Depuis 2005, la figure de l’anthropocène s’impose, traduisant des dégradations planétaires actives et les risques majeurs encourus par l’humanité. Le brouillard ne s’est pas dissipé tandis que l’horizon dépeint est sombre. Dans ce nouveau contexte, le projet a-t-il définitivement perdu tout crédit comme outil en mesure d’agir sur l’avenir ? Ou au contraire, les défis de sauvegarde de la planète étant clairement posés, le projet peut-il être redéfini, de façon plus globale et moins technicienne que par le passé, pour mobiliser et éclairer la ligne d’horizon d’une nouvelle idée du progrès ?
Nous faisons l’hypothèse que les changements globaux, parce qu’ils sont porteurs de risques, sont aussi de puissants facteurs de renouveau du projet, comme notion mobilisatrice des énergies. En reformulant le projet, de nombreux acteurs ont la capacité de devenir les forces vives d’une adaptation des territoires aux enjeux du 21ème siècle.
Au travers d’un bilan de l’année 2019 marquée par l’actualité du changement climatique, cet essai vise à décrypter les conditions devenant favorables à une renaissance du projet et à réfléchir à la meilleure façon possible de le déployer aux différentes échelles. Voulant marquer les ruptures à opérer dans les modes de pensée pour répondre aux défis globaux du 21è siècle, il conclut sur la modération comme principe pouvant inspirer une nouvelle génération de projets.
1- 2019, année du changement climatique
L’année 2019 a été marquée par l’actualité du changement climatique considéré comme producteur de risques voire de catastrophes. Dans les faits, la situation est plus complexe. Les risques sont générés par les changements globaux (CG) dans leurs interactions (et non par le seul changement climatique) et les catastrophes sont multi-factorielles.
Ainsi, la modification du climat, les pressions exercées sur la biodiversité et les ressources naturelles, la globalisation des échanges, l’urbanisation généralisée sont ensemble des activateurs de risques naturels, sanitaires et aussi anthropiques qui diffèrent sensiblement des risques que nous connaissions préalablement.
En particulier, l’urbanisation non maîtrisée et les effets du changement climatique se combinent pour intensifier les catastrophes. Pour réduire la vulnérabilité des territoires, il convient tout à la fois de lutter contre le changement climatique et de repenser l’urbanisation en zones de risques, les deux sujets étant liés.
Quelle que soit leur genèse, les catastrophes mettent à rude épreuve les services de secours et les populations affectées. L’été 2019 a été marqué dans le monde par l’ouragan Dorian, dévastant les Bahamas, et par les incendies volontaires en Amazonie et en Indonésie. En France, deux épisodes de canicule et une sécheresse profonde ont affecté la plus grande partie du territoire métropolitain. Ces conditions ont provoqué le décès d’un pilote de canadair engagé dans la lutte contre les incendies de forêt et des préjudices économiques majeurs pour les agriculteurs et les éleveurs.
Les derniers mois de l’année ont encore vu le Japon affecté par le typhon Hagibis considéré comme le pire depuis 1958 (a). En Italie, Venise, cité patrimoniale, a connu des inondations proches de celle de référence le 4 novembre 1966. En France, des inondations meurtrières ont frappé le Var et les Alpes-Maritimes suivant un double épisode survenu les 23 et 24 novembre puis les 30 novembre et 1er décembre. A la dizaine de victimes civiles s’ajoute la mort de trois secouristes ayant péri dans un accident d’hélicoptère.
Deux rapports spéciaux du GIEC, en août et en septembre, ont rappelé la gravité des effets à venir du changement climatique sur la vie des populations et l’habitabilité de la planète (b). Le premier traite de la désertification, de la dégradation des sols et de la sécurité alimentaire. Quant au second, il souligne l’urgence d’agir de façon coordonnée et durable afin d’endiguer les modifications de l’océan et de la cryosphère.
En octobre, l’alliance scientifique française AllEnvi a publié une étude sur l’élévation du niveau de la mer en 2100 (c). Parmi les huit scénarios produits, cinq mènent à des situations « extrêmes » ou « graves ». Qualifiés de « modéré » ou de « sérieux », les deux scénarios les plus favorables sont subordonnés à la mise en œuvre de politiques vertueuses, d’échelle planétaire, rompant avec les tendances lourdes actuelles. Les probabilités d’occurrence de ces deux scénarios sont de ce fait considérées comme faibles.
Le 7 décembre encore, une étude de l’UICN alerte sur la désoxygénation des océans (d). Pour inverser cette tendance, les humains doivent atténuer les changements climatiques et limiter les rejets de nutriments dans les masses d’eau.
Les études scientifiques montrent que les aléas futurs ne seront pas la simple réplique des aléas préexistants. Ils seront plus intenses ou plus fréquents ; ils pourront se manifester en des lieux inhabituels. Outre le fait qu’ils marqueront des records (se prêtant moins au calcul à partir des références anciennes) ils auront encore la particularité de se démarquer des aléas antérieurs par leur diversité plus grande, leur mutabilité, des possibles effets de convergence et finalement leur forme inédite.
Les CG se traduisent aussi par les fragilisations des océans, des littoraux (érosion des côtes) de montagnes (fonte du pergélisol), des forêts (températures), des aquifères (sècheresse). Pour être moins visibles que les événements extrêmes auxquels elles contribuent, ces altérations sont aussi problématiques, tant pour les populations concernées que pour la préservation du patrimoine naturel.
2- 2019, ou la force motrice de l’urgence
En France et en Europe, les changements globaux ont mobilisé en recourant non à la notion de projet mais à celle « d’urgence ». Les déclarations d’urgence se sont ainsi égrenées tout au long de l’année 2019, au plus haut niveau. Il parait important de rappeler les plus significatives.
En France, en avril, la Présidence de la République crée un conseil de défense climatique visant à « prendre des décisions stratégiques en matière de transition écologique et à placer l’urgence climatique au cœur de toutes les politiques publiques« . Les autorités publiques mobilisent ainsi cette notion en l’associant à celle de sécurité nationale pour marquer le défi posé aux intérêts fondamentaux de la Nation.
Déposé le 16 mai, le rapport sénatorial consacré au changement climatique est intitulé « Adapter la France aux dérèglements climatiques à l’horizon 2050 : urgence déclarée ». Ce rapport souligne que le proche avenir climatique est déjà écrit et qu’il faut se préparer à en absorber le choc. Le 9 juillet, la ville de Paris déclare à son tour l’état l’urgence climatique, décidant la création d’une académie du climat. Le 8 novembre, la loi « Énergie et climat » est promulguée. Fixant des objectifs à l’horizon 2050, elle décrète aussi l’urgence écologique et climatique.
En Europe, le 1er mai, le parlement britannique déclare l’état d’urgence climatique. Le 8 octobre à Copenhague, ce sont les 94 villes du réseau C40 qui déclarent l’urgence climatique. Le 28 novembre, le Parlement européen proclame l’urgence climatique et environnementale. Ce faisant, il marque l’engagement des États-Membres à limiter le réchauffement de la planète à 1,5º C et à éviter une perte massive de biodiversité.
A l’échelle internationale, le 23 septembre à New-York, au sommet sur l’action climatique le Secrétaire général de l’ONU déclare : » L’urgence climatique est une course que nous sommes en train de perdre, mais nous pouvons la gagner « .
Pour Nicole Aubert (2004), l’urgence ouvre sur la crise comme étant » la phase ultime de l’urgence où se combinent de façon dramatique : l’importance des enjeux, l’incompréhension des événements, la contraction brutale du temps de réaction et la nécessité d’une action immédiate « (e).
Déclarer l’urgence climatique revient à émettre un signal fort destiné à prévenir la crise, c’est-à-dire le moment où l’action humaine ne pourra plus limiter suffisamment les CG et leurs effets. Il s’agit tout à la fois de désigner la gravité des bouleversements en cours, de marquer l’attention extrême qu’il faut y porter et d’affirmer la nécessité d’agir sans délai pour limiter les risques encourus à court, moyen et long termes.
Les crises à venir doivent par conséquent être anticipées et dépassées. Pour les territoires, ces crises recouvrent des configurations très différentes. Réunis en séminaire Cerema à Lyon, en octobre 2017, les experts l’ont montré. Menés sur le thème » Crises redoutées, résiliences escomptées et étapes à franchir « , les travaux ont en effet établi que prévenir les crises nécessite d’établir des cadres de référence associant de multiples acteurs appelés à les gérer ou à contribuer à la résilience des territoires (f).
3- Des cadres de référence à établir à toutes les échelles
Dépasser l’urgence climatique pour aller vers l’action peut s’envisager en renouvelant le projet pour en faire un objet fédérateur, producteur de sens et porteur d’enjeux vitaux.
Définir un cadre international est une première incitation au renouveau des projets. A l’échelle planétaire, même si les conférences suivantes marquent le pas, l’accord de Paris sur le climat a lancé le mouvement. La 15e Conférence des Parties de la Convention sur la diversité biologique qui se tiendra en octobre 2020 à Kunming, en Chine sera aussi importante pour définir un cap en matière de préservation de la biodiversité.
Orienter les financements à l’échelle européenne est aussi un stimulant à l’action. La présidente européenne Ursula Von der Leyen a annoncé le 11 décembre dernier que l’Europe s’engageait dans la mise en place d’un Pacte vert destiné à réorienter les investissements et à adapter les règlements. En écho au Plan Marshall ayant présidé aux Trente Glorieuses, la mise en place d’un tel pacte créerait les conditions favorables au changement de modèle nécessaire pour fédérer les énergies sur une nouvelle génération de projets.
Une politique publique à la hauteur des enjeux est un autre vecteur du projet. En France, l’adoption le 8 novembre 2019 de la loi Énergie-Climat fixant des objectifs à atteindre en 2050 agit dans ce sens. Il en est de même de la décision d’abandon de l’opération Europacity prise la veille par le conseil de défense climatique.
Fortement porté par les élus locaux défendant la création d’emplois, Europacity était une opération de grande ampleur visant à la dynamisation d’un secteur géographique économiquement déprimé du nord de l’Ile-de-France par l’aménagement du Triangle de Gonesse (Val-d’Oise) en hyper-centre commercial. Cette opération impliquait cependant la consommation massive de terres agricoles de qualité, proches de la région parisienne, en contradiction avec des impératifs de sécurité globale : limitation de l’imperméabilisation des sols, développement des circuits courts agricoles.
L’arbitrage rendu opère un véritable renversement des valeurs. Une approche transversale soucieuse des CG a primé sur une analyse de performance insuffisamment sensible à ceux-ci. Les promoteurs du Triangle de Gonesse sont incités à concevoir un projet alternatif à celui présenté, qui soit exemplaire pour le 21ème siècle.
La décision prise traduit la volonté de la puissance publique de rehausser un ensemble de politiques thématiques, souvent environnementales, en des composantes d’un enjeu global de sécurité des territoires. Cette approche transversale prend le relais des approches sectorielles souvent en limites d’efficacité face au poids des demandes sociétales ou des analyses économiques, encore ancrées dans le modèle des 30 Glorieuses.
Ces cadrages généraux se mettant en place, les territoires doivent encore se doter de stratégies pour orienter le déploiement d’une variété de projets appelés à être de natures très différentes. Les étapes qui s’annoncent sont celles de la mise en en place de ces stratégies.
Réunis par le Cerema à Lyon en janvier 2019, une cinquantaine d’experts s’est attachée à travailler sur cette perspective en traitant des grands défis à relever par les métropoles et les territoires sous l’angle de l’ingénierie, des effets de levier et des stratégies (g).
Les travaux menés donnent à voir ce que peuvent être les cadres de référence, reliant entre eux les projets de nouvelle génération et tissant des relations « heuristiques » entre décideurs, professionnels, scientifiques et porteurs d’initiatives, là où les découpages institutionnels incitent chacun à œuvrer séparément suivant un schéma « logarithmique ». Ces travaux ouvrent d’autres pistes encore. Par exemple, ils invitent à reconsidérer les fondements de l’aménagement en plaçant l’arbre et plus généralement la nature comme un élément structurant des projets urbains, alors que cet élément était antérieurement marginalisé.
3- Une attente sociétale propice à la reformulation des projets
Les projets à constituer pour répondre aux CG ne partent pas de rien. Depuis des années déjà, des initiatives sont prises en faveur de la prévention et de la gestion des risques majeurs, de la promotion des solutions fondées sur la nature, de l’essor des énergies renouvelables, de la dé-carbonisation des activités, de l’organisation des mobilités douces.
Ces actions ciblées sont le fait de préventeurs, de pionniers, de laboratoires de recherche, de développeurs et aussi de politiques publiques sectorielles engagées depuis de nombreuses années au titre du développement durable. Les techniques promues ont en commun de mettre en avant des techniques dites « douces », économes en ressources.
Il manquait une demande sociétale forte, ciment de ces initiatives sectorielles. Celle-ci se met en place progressivement.
Si la question climatique occupait déjà ces dernières années une place grandissante dans les préoccupations environnementales des français(es) (h), 2019 a en effet montré une cristallisation des inquiétudes climatiques, particulièrement chez les jeunes générations, en relation avec l’effondrement de la biodiversité et l’épuisement des ressources. La jeune Greta Thunberg n’est pas étrangère à cette prise de conscience collective. Défendant les droits de sa génération à bénéficier d’un avenir clément, la jeune suédoise s’est exprimée en 2018 devant le parlement suédois, en 2019 devant le parlement français, l’ONU et la COP 25. Elle a été désignée « Personnalité de l’année » par le magazine Time.
Les transformations collectives et individuelles à opérer sont cruciales. Les CG invitent en effet à reconsidérer les modes de vie, réorienter les pratiques économiques et redéfinir les règles collectives, par exemple en érigeant l’économie circulaire en nouveau modèle. Les territoires, les organisations comme les individus sont concernés par les mutations à opérer qui peuvent amener à reconsidérer la notion de ressources. S’agissant des territoires, certains parmi les plus déshérités aujourd’hui, disposent de potentialités à l’égard des défis à relever.
Ayant rechigné à se réformer, nos sociétés se trouvent confrontées à l’ampleur de la tâche à accomplir, dans un temps limité. Un véritable bras de fer se joue entre d’une part la capacité de l’homme à inverser une situation qu’il a lui-même créée et d’autre part la complexité planétaire faite d’un « mouvement brownien » donnant peu de place à une maîtrise des activités humaines. Le rapport des forces en présence renvoie au combat du frêle David contre le géant Goliath, faisant douter beaucoup de la victoire de David.
Pour certains, la civilisation industrielle est au bord du précipice, pour d’autres, elle est au pied du mur. Le débat ne peut être tranché de façon aussi simple. Pour sortir des impasses annoncées, la réalité complexe du monde ouvre des chemins d’avenir dont les approches totalisantes ne rendent pas compte.
Si l’on doute de la victoire de David face à Goliath, c’est parce qu’on néglige la puissance des effets leviers pouvant être obtenus du fait des changements sociétaux. Ces changements vont propices à reconsidérer les cadres régissant les activités humaines, à reconsidérer les modes de vie et de production pour les rendre compatibles avec les changements en cours.
4- Changer de modèle implique de privilégier la qualité sur la quantité
Changer de modèle implique de questionner les modes de vie. En 1965, l’écologue René Dubos, concepteur du fameux « penser global, agir local », soulignait que la santé de l’individu dépendrait plus de sa capacité à agir sur ses conditions et ses modes de vie, que de ses possibilités à s’opposer aux transformations de son environnement (i). C’est à des modes de vie plus sobres que les CG nous invitent, révélant les fragilités de notre civilisation matérielle devenue trop basée sur la consommation de biens et donc de ressources.
Les CG invitent également à redéfinir les règles c’est-à-dire les principes qui s’imposeront à l’échelle des territoires (le triangle de Gonesse), des organisations comme à celle des individus. Mise en place en France à l’automne 2019, la Convention Citoyenne pour le Climat traduit les enjeux démocratiques sous-jacents aux décisions à prendre au vu des impacts sur la vie des populations notamment des plus modestes.
Changer les modes de vie et modifier les règles vont de pair. Tant pour atteindre les objectifs de limitation de l’empreinte écologique des activités humaines que pour assurer une équité dans le partage des efforts et dans les échanges économiques. La finalité est aussi de réduire l’écart entre les modes de vie et les règles appliquées pour éviter que ces dernières ne pèsent trop fortement sur la vie des populations.
L’Italien Giorgio Agamben s’est posé la question de ce qu’est une vie qui se fond dans la règle (j). Pour ce faire, le philosophe a étudié le modèle associé à la vie monacale, fondée sur la communauté d’habitation. Au sein du monastère, le moine fait coïncider son mode de vie avec la règle communautaire. G. Agamben a appréhendé la tension qui se joue au sein du monastère entre « privé » et « commun » du fait même de la proximité extrême recherchée entre ces deux dimensions personnelle et collective.
Bien que le moine ait choisi une forme de vie radicale, dont il professe en acceptant d’être assimilé à son vêtement, la question se pose de la façon dont celui-ci parvient à surmonter cette tension. Pour G. Agamben, les préceptes que le moine doit observer s’apparentent davantage aux règles d’un art, comme relation à une pratique ininterrompue, qu’à un dispositif légal appelant le respect d’obligations.
Sachant que le modèle du « monastère » n’est pas généralisable, il est important de s’interroger sur l’extension qui pourra être donnée au nouveau paradigme appelé par les CG, visant à considérer la terre comme une communauté d’habitation appelant à respecter des règles et formes de vie communes. Il faudra trouver un point de fonctionnement acceptable par le plus grand nombre.
Substituer des modes de vie plus simples au modèle basé sur la consommation interroge la représentation que tout un chacun se fait de la pauvreté, vertu associée à la vie monacale, mais surtout situation redoutée dès lors que le pauvre est dépourvu de biens.
La pauvreté recouvre bien d’autres aspects. L’économiste et philosophe indien Amartya Sen la définit comme l’absence de « capacités » de mener la vie souhaitée, subordonnant la richesse à la liberté d’agir et à la qualité de vie (k).
Au vu de cette définition élargie, la pauvreté se trouve plus répandue qu’on ne le suppose souvent. Les limites et les dysfonctionnements du modèle consumériste peuvent s’apparenter à une forme de pauvreté que les populations expérimentent tout en disposant du minimum vital : toit, nourriture, accès aux soins, éducation des enfants.
Tout en bénéficiant de ce minimum, ces populations doivent lutter contre des obstacles les empêchant de bénéficier d’un mode de vie épanouissant. Il s’agit, par exemple, des difficultés rencontrées dans les grandes villes pour trouver un logement à un prix abordable ou l’isolement des personnes âgées particulièrement en milieu rural. C’est encore un temps trop long passé dans les transports pour aller travailler ou au contraire l’absence de moyens de déplacement adaptés aux besoins.
En relation avec ce sujet, un événement digne d’intérêt s’est produit mi-octobre 2019. La française Esther Duflo, l’indien Abhijit Banerjee et l’américain Michael Kremer ont reçu le prix Nobel d’économie pour leurs travaux sur la pauvreté.
Ces chercheurs ont montré que, pour une population pauvre, les modèles théoriques sont confrontés à la diversité et à la complexité des comportements humains. Ainsi, pour une population connaissant de nombreux obstacles à ses choix de vie, les politiques génériques ne peuvent porter des fruits sans que l’on étudie au cas par cas les communautés pour comprendre leurs pratiques et leurs priorités. En outre, ces personnes sont source de connaissances. Elles méritent d’être consultées sur ce qu’elles pensent, veulent ou font.
Pour tirer parti de leurs talents et garantir l’avenir des familles, les populations en situation de pauvreté nécessitent plus d’adresse, de volonté et d’implication que les autres : » Une information, un petit coup de pouce peuvent avoir des effets surprenants. A l’inverse, des attentes infondées, l’absence de confiance au moment lorsque l’on en aurait besoin et des obstacles apparemment mineurs peuvent être dévastateurs » (l). Pour Esther Duflo, actionner le bon levier change radicalement les choses. La difficulté est de déterminer le bon levier. Plus important pour elle, on ne résoudra pas tous les problèmes avec un seul levier.
Récompensés par le Nobel d’économie, les travaux menés donnent des méthodes pour agir dans la complexité. Esther Duflot nous rappelle par exemple que l’espoir est vital et la connaissance essentielle, qu’il faut persévérer, même lorsque les défis paraissent insurmontables. Elle invite à penser un défi comme une série de problèmes concrets qui, une fois correctement identifiés et compris, peuvent être relevés un à un.
De nombreux points communs existent entre lutter contre la pauvreté et reconsidérer les modes de vie. Les approches développées sont proches du projet à déployer pour intégrer les CG : privilégier la qualité sur la quantité, redécouvrir les richesses insoupçonnées des territoires, comprendre les freins et les moteurs aux changements, rechercher des résultats en acceptant chaque fois leur caractère temporaire et leur attachement à un contexte particulier.
***
En matière de changements globaux et surtout de changement climatique, l’année 2019 a agi un peu comme un électrochoc. Les événements climatiques, les publications scientifiques et l’actualité politique ont convergé pour alerter l’opinion publique sur la portée de ces changements dont on commence à percevoir les effets. En France, en Europe et dans le monde, les plus hautes autorités gouvernementales ont invoqué l’urgence pour sensibiliser aux risques encourus et à la nécessité d’apporter des réponses adaptées aux défis soulevés.
Ouvrant sur l’action, cette dramatisation du sujet présente une face positive. La convergence des déclarations et des initiatives prises suscite l’émergence d’un projet global propice à fédérer les énergies de façon aussi forte que lors de la période des 30 Glorieuses.
Émergence encore fragile mais bien réelle d’un projet appelé à se développer dans un environnement plus incertain et adverse que celui ayant porté, en France, cette dynamique des 30 Glorieuses. Dynamique à laquelle nous restions souvent attachés comme à une force de rappel rassurante, dans l’attente d’une nouvelle dynamique prenant justement le relais.
Nous avons tenté d’esquisser les contours d’un tel projet global.
Cadrages internationaux, européens et nationaux, pacte de réorientation des financements, reconfiguration de la politique publique vers des approches plus transversales en sont des composantes. Certes imparfaites et inabouties.
Territoires et métropoles sont également parties prenantes du projet global. Ceux-ci sont appelés à établir des stratégies d’orientation et d’encadrement des projets d’action multiples. Stratégies construites avec les acteurs de différentes origines. Projets d’action de différentes natures, fédérateurs et porteurs de sens, orientés vers les transitions, la recherche de qualité plus que de quantité (modération), l’économie circulaire.
Les territoires en croissance seront appelés à reconsidérer leurs pratiques à l’aune de ces stratégies. Ceux sans projet ou en déprise peuvent redécouvrir leurs potentialités dans le contexte devenu celui des changements globaux. D’une certaine façon, l’horizon leur est à nouveau ouvert.
Gérer les changements globaux, c’est tout à la fois prévenir les catastrophes, intégrer les risques et aussi déployer, dans une dynamique d’ensemble, des projets de nouvelle génération aptes à peser sur ceux-ci.
Remerciement :
A Loéna Trouvé, élève à l’ENS Lyon, pour ses précieuses remarques de relecture.
Crédit photographique
Intervention de canadair dans la massif du Ventoux, 7 août 2019, Pierre-Alban Guézo
Plaque commémorative du Plan Marshall, 256 rue de Rivoli, Paris, décembre 2019, Bernard Guézo
Références bibliographiques
(a) Typhon Hagibis d’intensité 5 du 11 octobre 2019 au Japon : ce typhon a marqué un record en matière de pluviométrie sur 24 heures au japon (922.5mm à Hakone (préfecture de Kanagawa, près du Mont Fuji) sur la seule journée du samedi 12 octobre). Quelque 7,3 millions de Japonais ont reçu des consignes d’évacuation. Le bilan humain a pu dépasser les 72 morts, 14 disparus et 218 blessés.
(b) Rapports du GIEC 2019 : mai, Refinement to the 2006 IPCC Guidelines for National Greenhouse Gas Inventories ; août, Climate change and land ; septembre, The ocean and cryosphere in a changing climate.
(c) AllEnvi, La montée du niveau de la mer : conséquences et anticipations d’ici 2100, l’éclairage de la prospective, Rapport d’étude, octobre 2019 téléchargeable gratuitement
(d) Étude UICN, Ocean deoxygenation : everyone’s problem : causes, impacts, consequences and solutions, 2019. En ligne sur le site UICN.org
(e) Nicole Aubert et Christophe Roux-Dufort, Le culte de l’urgence ; la société malade du temps, Coll. Champs Essais, 2009.
(f) Séminaire Résilience urbaine et sécurité des territoires. Crises redoutées, résiliences escomptées et étapes à franchir. Séminaire organisé à Lyon, les 19 et 20 octobre 2017. En téléchargement gratuit sur la boutique du Cerema.
(g) Sécurité globale et résilience des territoires. Ingénierie, effets de levier et stratégies à promouvoir. Séminaire organisé à Lyon les 18 et 19 janvier 2019. En téléchargement gratuit sur la boutique du Cerema.
(h) Publié en septembre 2019, le baromètre de l’IRSN sur la perception des risques et de la sécurité par les Français montre que le sujet environnemental le plus préoccupant pour les Français reste fin 2018 le réchauffement climatique, qui voit son score augmenter fortement : + 8 points par rapport à 2017 et + 29 points depuis 2013). Cette édition 2019 rend compte d’informations recueillies entre le 26 novembre et le 14 décembre 2018.
(i) René Dubos, L’homme et l’adaptation au milieu, Paris, Payot, Coll. Sciences de l’homme, 1973 (1965)
(j) Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté, Règles et formes de vie, Coll. Rivages, Poche, 2013
(k) Amartya Sen, Un nouveau modèle économique : développement, justice, liberté, Coll. Odile Jacob, 2003
(l) Abhijit v. Banerjee et Esther Duflo, Repenser la pauvreté, Coll. Seuil, 2012
…. Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, PUF, 1993