Inondations catastrophiques de l’automne 2024 : la question sous-jacente de l’aménagement
Dans le contexte des récentes inondations automnales, dramatiques en France et tragiques en Espagne, un événement politique a connu un écho médiatique discret et éphémère : la venue du Premier Ministre Michel Barnier, dans le département du Rhône le 25 octobre dernier.
Michel Barnier a tout d’abord rencontré les entreprises et les commerçants de Givors, sinistrés le 17 octobre 2024 par les débordements du Gier intervenus quelques jours plus tôt. Il s’est ensuite rendu à Eveux pour constater le bien-fondé d’un aménagement de la rivière La Brévenne.
Réalisé en 2019, l’aménagement du Val des Chenevières fait office de zone d’expansion des crues en amont immédiat de la ville de l’Arbresle. Adossé à d’autres équipements, cet aménagement participe ainsi à la protection hydraulique de la ville, tout en apportant tout au long de l’année des aménités utiles aux citadins de tous âges.
Outre le fait qu’il est fondé sur la nature, ce parti d’aménagement se démarque de celui pris autrefois à Givors. Il fut celui de l’implantation d’une zone commerciale dans le lit moyen remblayé de la rivière tandis que l’autoroute est elle-même inondable.
Certes, parce qu’ils ont mis en jeu des vies humaines, les événements météorologiques de l’automne 2024 en France puis en Espagne ont orienté, à juste titre, le projecteur médiatique, sur les questions relatives à la mise en sécurité de la population.
Primordiales, ces questions sont multiples : alerte anticipée, prévention des comportements à risque et encore intervention des secours, rapide et à hauteur des besoins.
Pour autant, il ne faudrait pas qu’elles occultent celle, tout aussi vitale, posée par des aménagements lorsqu’ils minimisent le risque hydraulique.
A l’inverse des barrages, conçus pour éviter leur destruction en cas de crue millénale du cours d’eau qu’ils endiguent (1), ces aménagements et leurs usages composent avec les crues moyennes ou fortes des cours d’eau sans toujours envisager les conséquences potentiellement désastreuses d’événements bien plus intenses.
Les deux sujets de l’aménagement et de la sécurité des personnes sont liés
Ainsi, bien que relevant de temporalités très différentes, ces sujets de l’aménagement et de la mise en sécurité des populations sont liés. En effet, ils affectent tous les deux, directement ou indirectement, la gestion de l’événement lorsqu’il se produit.
Reconsidérer l’aménagement dans certains secteurs particulièrement névralgiques permettrait de répartir, comme cela doit, la gestion du risque entre différents types de réponses à y apporter, organisationnelles et structurelles.
A défaut de le faire, l’effort porte alors exclusivement sur la gestion de la crise, au risque de mettre en tension extrême les capacités de réponses opérationnelles face à un événement majeur. Ainsi, qu’il s’agisse d’inondations ou d’incendies de forêts, les événements passés ont montré que, même optimisés, les moyens d’intervention peuvent atteindre leurs limites lorsqu’ils sont confrontés à des événements extrêmes en intensité, en durée, en extension.
Cette reconsidération des aménagements vulnérables n’est pas chose simple. Elle suppose en effet de réinterroger des usages établis des sols, leur affectation et donc la valeur du foncier. Elle implique de ce fait de multiples parties prenantes, publiques et privées. A rebours des pratiques passées, elle nécessite encore de penser l’aménagement de façon bioclimatique, dans sa globalité, en tenant compte des interdépendances.
La visite du premier ministre dans le Rhône a pointé l’importance d’une telle question et son caractère éminemment politique aussi.
Appelant une forte volonté politique de relever de nombreux défis, à la fois temporels, administratifs et financiers, techniques encore, la réduction de la vulnérabilité relève pour beaucoup d’une démarche de résilience des territoires. Résilience aux changements globaux, faits certes du changement climatique mais tout autant des effets non désirés de l’urbanisation généralisée.
Catastrophes d’intensité variable : des événements de même nature mais de portées différentes
Succédant à l’actualité des inondations ayant gravement marqué le Centre-Est de la France, l’inondation meurtrière qui a frappé le 29 octobre 2024 la région de Valence, en Espagne, pays limitrophe de la France, a capté l’attention des médias.
L’événement sidère en effet par son coût effrayant en vies humaines, le désarroi de la population, les destructions de bâtiments et d’infrastructures, de terres agricoles et encore les milliers de véhicules automobiles transformés en épaves.
A quelques années d’intervalle, et bien qu’elle soit ciblée sur un territoire plus restreint, cette catastrophe fait écho aux inondations catastrophiques hors normes qui affectèrent, en juillet 2021, l’Allemagne et la Belgique, autres pays limitrophes de la France. Faut-il pour autant dissocier la lecture de ces désastres d’autres événements catastrophiques de moindre ampleur ?
Chaque année, des événements catastrophiques d’échelle variable, souvent bien plus réduite, égrènent l’actualité. Ce fut encore récemment le cas le 21 juin 2024 lorsque le hameau de La Bérarde dans le massif de l’Oisans, fut enseveli sous les laves torrentielles.
Mais le bilan humain de ces événements, disséminés dans le temps et dans l’espace, est souvent limité (certaines fois « miraculeusement » limité) tandis que les dommages matériels sont, pour partie, absorbés par des dispositifs d’aide d’échelle supra.
Ces événements très localisés devraient pourtant nous alarmer comme autant de signaux faibles de catastrophes de bien plus grande ampleur toujours possible.
Parfois, des catastrophes d’échelles différentes peuvent présenter des similitudes. Toute chose étant égale par ailleurs, la catastrophe survenue à la Faute-sur-Mer (Vendée) le 26 février 2010, lors de la tempête Xynthia évoque celle de Valence. Ce drame fit 29 morts dans une commune qui comptait 740 habitants seulement.
Certes, les échelles mais aussi les contextes et les circonstances diffèrent fortement mais, dans les deux cas de La faute-sur-Mer et de Valence, les dispositions prises en matière d’aménagement, de prévention et de mise en sécurité des habitants n’ont pas fonctionné pour éviter une tragédie.
A Valence, la vulnérabilité multiforme d’un territoire brutalement exposé à un aléa d’intensité exceptionnelle participe de la gravité des effets. Au-delà des conséquences directes en matière d’inondation, les médias ont rendu compte d’effets aggravants en cascade : charriage de matériaux, rupture d’infrastructures faisant barrage aux écoulements, comportements individuels à risques, chocs de véhicules contre des habitations, etc.
Par sa puissance, l’événement espagnol marque ainsi une forte dimension systémique : les ouvrages vulnérables se font aléas à leur tour, lorsqu’ils rompent ou dysfonctionnent [1], les différentes formes de vulnérabilités se combinent pour annihiler toute résilience du système territorial [2]. Cette complexité se traduit en véritable effondrement dont le prix à payer est celui de la catastrophe.
Mettre la performance au service de la résilience : l’exemple des JO paralympiques
Comment s’y prendre pour réduire la vulnérabilité des territoires aux événements de forte intensité ? Faut-il abandonner le paradigme de la performance, y compris économique, pour adopter celui de la robustesse, moins efficient mais plus résilient ? Comment faire pour que le changement attendu ne soit pas purement et simplement renoncement à des savoir-faire anciens mais soit enrichissement de ceux-ci ?
Les JO 2024 ont apporté une réponse sinon idéale et aboutie, du moins originale et novatrice à ce dilemme qui peut paraître cornélien. Ils ont en effet étonné par la place de choix occupée par les JO paralympiques. Ces derniers ont suscité un formidable engouement populaire.
Les Jeux paralympiques ont une longue histoire, ascendante depuis leur création en Angleterre en 1948. Initialement en marge des JO conventionnels, on peut dire, qu’à Paris, ces Jeux ont été consacrés. ils ont partagé le podium avec ceux-ci.
Lors des discours officiels, le terme de résilience a été souvent prononcé, mais ce sont les JO paralympiques qui lui ont donné du sens. Ces jeux ont montré à la face du monde comment des personnes, durement éprouvées dans leur chair à un moment donné de leur existence, pouvaient mobiliser la performance pour retrouver un avenir désirable.
Cette recherche de performance transforme magnifiquement leur vie en l’ouvrant à des perspectives inattendues et motivantes. La performance se range alors au service de la résilience qui lui donne en retour du sens. Elle confère une nouvelle robustesse a des personnes fragilisées dans leur existence même.
Certes, les JO permettent de promouvoir les activités sportives en général. Ils montrent les vertus d’une saine compétition entre les nations, basée sur des valeurs humaines et des règles partagées. Mais la performance peut prendre différentes formes et se mettre aussi au service d’autres objectifs, ici sociétaux.
A Paris, les athlètes de haut niveau ont vécu cette ascendance des jeux paralympiques, non comme une concurrence mais comme un véritable enrichissement.
Suivant les principes défendus par l’association « A chacun son Everest » [3], les JO paralympiques montrent que chacun peut se fixer ses critères de performance comme moyen de dépasser ses propres fragilités et que la performance qui en résulte a autant de valeur, in fine, que la performance des meilleurs dans leur domaine de prédilection.
La catastrophe espagnole : une dimension humaine avant tout
Si l’on revient à la catastrophe espagnole, celle-ci est bien trop récente pour que la résilience des habitants endeuillés des zones sinistrées puisse être autre chose qu’un horizon d’espoir.
De retour d’une mission de secours sur place, les pompiers bénévoles du GSCF ont résumé ce qu’ils ont vu : « Nous avons dû faire face à des situations d’une complexité extrême, avec des scènes de désolation qui ne laissent personne indifférent » ou encore « La solidarité sur le terrain est cruciale. Chaque intervention est différente, mais l’impact humain reste le même : redonner espoir aux sinistrés.» [4]
Le désastre espagnol ouvre tout d’abord sur une population frappée de plein fouet par ce qui a été qualifié de « tsunami terrestre ». Beaucoup reste à analyser sur ce « tsunami » et sur ce qui ressort comme une contre-performance en matière de gestion globale de l’événement.
Mais tout autant reste à faire pour prendre en compte la dimension humaine attachée à une telle catastrophe : celle des victimes directes et celle d’une population rescapée mais naufragée, restée longtemps désemparée, sans réponse adaptée à sa grande détresse.
Au-delà des circonstances particulières liées aux inondations récentes, en France et en Espagne, comme à celles des catastrophes naturelles qui les ont précédées, se pose de façon récurrente et sous-jacente la question de la vulnérabilité des territoires aux événements naturels extrêmes sous l’angle de leur aménagement.
L’aménagement reconsidéré
Les usages faits des sols, gardent souvent à distance la notion de catastrophe comme événement improbable et étranger au territoire. Il convient pourtant de se rappeler que « La catastrophe est la réalisation d’un risque, un risque devenu réalité » [5]. Ceci devrait nous inciter à revoir en profondeur la relation à notre environnement risqué.
Face aux catastrophes, il nous faudrait reconsidérer l’aménagement, davantage considérer le palimpseste des vulnérabilités, qui a pu se constituer décennies après décennies. Il s’agirait de revoir certains partis pris pour éviter que des effets de portée inacceptable se produisent. Au vu du bilan humain et financier des désastres, le coût économique de certains réaménagements semble de moindre ampleur.
Dans les siècles passés, les villes ont été confrontées à leur croissance et à leur industrialisation rapide. Nous avons su les aménager.
Dans le contexte des changements globaux, avons-nous la capacité de changer d’échelle d’analyse pour passer de celle de la ville à celle du territoire et de ses bassins de risque ? Sommes-nous prêts à transformer en profondeur les usages et les modes d’occupation des sols lorsqu’ils sont devenus problématiques?
Nous commençons à le faire à l’issue de catastrophe. Ainsi, dans le cadre de la reconstruction des vallées de la Vésubie et de la Roya, affectées par la tempête Alex en octobre 2020, L’État a confié à l’architecte Eric Daniel-Lacombe une mission de réflexion destinée à « Aménager des territoires à risques dans un objectif de résilience par une évaluation-inventive des villages ».
Cette réflexion vise à concevoir un aménagement des vallées ré-équilibrant les rapports entre les humains et la nature [6]. D’autres territoires mériteraient le lancement d’une telle réflexion. C’est par exemple le cas de celui de Givors (Rhône). Le centre commercial des Trois-vallées y a été submergé par les eaux torrentielles produites par le bassin versant du Gier.
Dans le contexte de l’urbanisation des territoires, devenu aussi celui du changement climatique, il faudrait redonner ses lettres de noblesse à l’aménagement dont la finalité est de transformer et d’adapter volontairement des espaces d’échelles et de types variés au bénéfice des sociétés qui les produisent et les occupent [7].
A son niveau, l’Association Française de Prévention des catastrophes Naturelles (AFPCNT) [8] et ses partenaires y travaillent en contribuant à différentes dynamiques : celle du Mieux construire et reconstruire vis-à-vis des risques naturels et technologiques, promue par l’ONU, celle également des Solutions fondées sur la nature (Sfn).
Nul doute que l’Espagne, Patrie du grand urbaniste Ildefons Cerda (3) [9], trouvera les ressorts nécessaires pour enclencher des démarches de réaménagement bioclimatiques des territoires dévastés, novatrices et inspirantes. En France comme en Espagne, la réduction de vulnérabilité des territoires aux aléas climatiques extrêmes invite à mettre la performance au service de la résilience.
Notes de texte
(1) Ainsi le barrage du Ternay situé en Ardèche sur un affluent de la Deûme qui a débordé dans le centre-ville d’Annonay en octobre 2024 a parfaitement supporté l’onde de crue. A la fin de la décennie 90, ce barrage appartenant à l’État avait été conforté. Son évacuateur de crue avait été modifié pour remplacer une vanne wagon nécessitant une intervention humaine en crue par un seuil libre permettant la surverse en toute sécurité.
(2) la route départementale 1091 dessert Bourg d’Oisans et les stations de l’Alpe-d’Huez et des Deux-Alpes. Elle donne accès à l’Italie en empruntant le col du Lautaret et en passant par Briançon)
(3) Ildefons Cerdà i Sunyer (1815 / 1876) est un ingénieur, urbaniste, architecte, juriste, économiste et homme politique espagnol (selon Wikipedia). Il est célèbre pour avoir conçu le plan d’extension de Barcelonne, dit plan Cerda, considéré comme une des grandes œuvres urbanistiques contemporaines. Il est de ce fait considéré comme étant un pionnier de l’urbanisme moderne, émargeant à plusieurs disciplines et compétences de son époque.
Références bibliographiques
[1] Thierry Prost, Le risque, frontière du génie urbain identification et organisation des connaissances utiles pour l’aide à la décision dans les réseaux techniques urbains (eau potable et assainissement), thèse INSA de Lyon, formation doctorale : Conception en bâtiment et techniques urbaine,1999
[2] Bernard Guézo et Patrick Pigeon, Les défis liés à la prévention des désastres dans les aires métropolitaines : exemple de Givors dans l’aire métropolitaine lyonnaise (France), VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Volume 14 Numéro 3 | Décembre 2014, mis en ligne le 27 avril 2015, consulté le 18 novembre 2024. URL :
http://journals.openedition.org/vertigo/15842 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/vertigo.15842
[3] A chacun son Everest, association
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/catastrophe
[4] Pompiers bénévoles du Groupe de Secours Catastrophe Français (GSCF) des Hauts-de-France
[5] Géoconfluences, Catastrophe, 2020 [2017]
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/catastrophe
[6] Chroniques d’architecture, Sauver l’habitat de montagne sur la façade méditerranéenne, 10 mai 2022
[7] Dictionnaire de la Géographie et de l’espace des sociétés, Belin, 2003
[8] AFPCNT Nouveau site web
https://afpcnt.org/qui-sommes-nous/
[9] Laurent Coudroy de Lille, Ildefonso Cerdá. Connaissance et reconnaissance d’un urbaniste, Histoire urbaine, 2000, pp 169-185
https://shs.cairn.info/revue-histoire-urbaine-2000-1-page-169?lang=fr