La résilience du territoire a-t-elle à voir avec ses fragilités ?

La résilience du territoire a-t-elle à voir avec ses fragilités ? Art traditionnel japonais, le « Kintsugi » conduit à se poser la question.

Métaphore de la résilience, cet art ancestral consiste en effet à réparer une porcelaine ou une céramique cassée en soulignant ses fractures par de la poudre d’or, au lieu de chercher à les masquer [1].

L’eau : une ressource fragile. Canal de Nantes à Brest à Bon-Repos (22). Photo B. Guézo

Si le Kintsugi évoque la résilience en l’associant à la fragilité, la transposition au territoire n’est pas immédiate ; la résilience du territoire est en effet habituellement associée à ses vulnérabilités.

Le fait est que, les sphères politiques et professionnelles recourent fréquemment aujourd’hui au vocable couplé de résilience et de vulnérabilité. Ce langage offre en effet des possibilités nouvelles pour la sécurité des territoires, des organisations ou des infrastructures, confrontés à des situations critiques inédites.

Métissant l’agir (politique) et le faire (opératoire), il permet de mieux affronter en temps réel des situations fortement risquées, aux facettes multiples et changeantes, échappant aux dispositifs conventionnels de gestion.

En outre, la dimension humaine est constitutive de la résilience comme de la vulnérabilité. Ceci renforce la pertinence de les mobiliser lors de crises à forts enjeux vitaux.

La gestion des risques considère bien sûr cette dimension. Mais elle le fait principalement par le biais de dispositifs techniques et d’analyses économiques. Ces approches sont réductrices par rapport à tout ce que l’humain recouvre de sensible.

La vulnérabilité ne laisse pas sa place à la fragilité

En dépit de ses atouts, la résilience est difficilement appropriable par ceux qui ne l’ont pas éprouvée en situation réelle. Sa dynamique est difficilement mesurable. La notion reste par conséquent régulièrement interrogée dans ses potentialités. Des attentes sont exprimées en matière d’opérationnalité du concept.

C’est bien moins le cas de la vulnérabilité. Cette notion recouvre également une réalité complexe : elle fut longtemps tenue à l’écart pour cette raison. Pour autant, la réduction de vulnérabilité recouvre souvent un ensemble de dispositions concrètes et tangibles. Par l’ingénierie ou l’architecture, ces dispositions concourent au paradigme de la protection.

La vulnérabilité prête de ce fait peu à discussion. La convoquer comme pratique de gestion semble aller pleinement de soi. La vulnérabilité ne laisse pas sa place à la fragilité.

Un peu d’histoire de la vulnérabilité

Ainsi, là où la gestion des risques renvoie pour beaucoup (mais pas seulement) à des mesures organisationnelles, la réduction de vulnérabilité établit une stratégie de défense contre les aléas. Celle-ci peut recouvrir différentes lignes de front, plus ou moins proches des enjeux à protéger.

Un peu d’histoire à ce sujet. Si Jean-Jacques Rousseau, auteur de la lettre à Voltaire le 18 août 1756 (1), est aujourd’hui reconnu comme l’inventeur de la notion de vulnérabilité, Vauban, qui l’a précédé, fut le vrai précurseur de cette notion (2). Il l’a mise en œuvre de façon concrète et à grande échelle.

Sur ses propositions, Louvois, ministre de la Guerre de Louis XIV, déploie ainsi à l’échelle du Royaume de France une stratégie de défense combinant tout à la fois un urbanisme de sécurité – le « Pré-carré » – et une architecture de protection : citadelles et fortifications urbaines.

La protection étant assurée, un élargissement s’opère ensuite d’une ingénierie militaire vers une ingénierie civile vouée à la facilitation des échanges entre les territoires. Cette démarche, promue par Vauban, ouvre à l’enrichissement économique du pays, enrichissement qui concourt en retour à financer la protection.

L’ingénierie militaire de la réduction de la vulnérabilité a par la suite perdu ses lettres de noblesse. La ligne Maginot révéla ses talons d’Achille. Aujourd’hui, face aux puissants changements que nous connaissons, l’ingénierie n’est plus le rempart qu’elle a été, à l’abri duquel l’activité pouvait se déployer à priori en toute sécurité.

Ainsi, pour se protéger des assauts de la mer accentués par les effets du changement climatique, les territoires littoraux renforcent leur système de défense contre la mer. Nécessaires, ces dispositifs sont cependant coûteux, en mise en œuvre comme en maintenance. En outre, les gains de sécurité obtenus peuvent être progressivement érodés par l’augmentation des niveaux marins.

Cette ingénierie permet surtout de se donner du temps pour reconsidérer les politiques d’aménagement sans devoir le faire dans l’urgence.

La fragilité

Depuis quelques années, une autre notion gagne du terrain : la fragilité. Des territoires, des infrastructures, des ouvrages peuvent, sous certains aspects, montrer des signes de fragilité structurelle aux effets potentiellement désastreux.

Les exemples de fragilité sont nombreux. L’actualité de mars 2023 évoque ainsi la sensibilité des réacteurs nucléaires à la fissuration, liée à des phénomènes de fatigue thermique ou de corrosion [2]. Bien qu’à peine décelables, ces fêlures induisent des fortes sujétions pour y remédier. Ces sujétions sont gravement pénalisantes en matière d’exploitation du parc énergétique français.

La fragilité est aussi celle des ouvrages d’art. Maillons indispensables au fonctionnement des réseaux routiers, ces infrastructures peuvent manifester des signes de fatigue liés à leur vieillissement ou à leur sur-sollicitation. Dans l’attente de leur restauration, des restrictions d’usage sont mises en place.

La fragilité peut encore être celle de l’alimentation en eau potable. Dans les régions particulièrement affectées par des épisodes consécutifs de sécheresse, les réseaux communaux peuvent subir l’épuisement de la ressource en eau. Les conséquences peuvent être des ruptures prolongées de service à la population.

L’agriculture manifeste également des signes multiples de fragilité par son exposition à des perturbations météorologiques devenues récurrentes. Les questions de sécurité alimentaire sont de plus en plus fréquemment soulevées.

Les ouvrages d’art, maillons fragiles des réseaux routiers

Une catastrophe emblématique d’une situation de fragilité négligée est celle de la rupture brutale du viaduc du Polcevera le 14 août 2018 à Gênes (Italie). Ce jour-là, sous l’effet de pluies diluviennes, ce viaduc qui surplombe la ville portuaire s’effondre, faisant 43 victimes dont cinq enfants (3).

La mise en service de cet ouvrage en béton précontraint est intervenue 51 ans plus tôt, en 1967. Ricardo Morandi, figure majeure de l’ingénierie italienne, en était le concepteur.

Les raisons exactes de la rupture brutale de l’ouvrage sont encore à élucider. Cependant, plusieurs facteurs ont pu concourir au drame : une conception trop audacieuse, des malfaçons pendant la construction, la fatigue de certaines pièces sous l’effet du trafic toujours plus intense, la corrosion des aciers et encore des carences dans la surveillance et/ou dans la maintenance.

Pour Cyrille Simonnet, historien de l’architecture et de la construction, l’effondrement de ce pont marque de toute façon une tension exacerbée entre les deux fonctions de « servir » et de « tenir » [3].

Nouveau viaduc de Gênes. Février 2022. photo B. Guézo

Un nouveau viaduc fut édifié pour être inauguré presque deux ans jour pour jour après l’effondrement. La continuité du réseau autoroutier fut rétablie très vite sans qu’il soit possible d’effacer le drame et son traumatisme.

La catastrophe suscita un véritable émoi en France. Elle conduisit le Sénat à mener une mission d‘information sur la sécurité des ponts. Publié le 26 juin 2019, le rapport d’information constate une situation préoccupante. Il préconise « la mise en place d’un plan Marshall pour les ponts […] » correspondant à un effort financier de 1,3 milliard d’euros sur dix ans.

Le Sénat demande également de sortir d’une culture de l’urgence pour adopter une gestion patrimoniale des ponts, et de déployer une ingénierie d’appui adaptée aux besoins des collectivités territoriales, maîtres d’ouvrage [4].

Pont fragile dans la Métropole de Lyon. Restriction à la circulation. Photo B. Guézo, avril 2022

La fragilité de l’alimentation en eau

Autre situation de fragilité : la ressource en eau. Dans le contexte d’une aggravation de la sécheresse, une décision locale est passée relativement inaperçue en début d’année 2023. Dans le département du Var, la communauté de communes de Fayence a décidé lors de sa séance du 31 janvier 2023 « une pause de l’’urbanisme dans l’attente de la sécurisation de la ressource en eau » [5].

Cette décision, qui implique des dispositions pratiques pour instruire avec doigté les demandes de permis de construire à venir, est de grande portée symbolique.

En effet, à partir d’un bilan « besoins/ressource », la communauté de communes a acté l’extrême fragilité de son territoire. La situation est la suivante : les populations permanente et touristique augmentent alors que la ressource en eau s’amoindrit du fait du changement climatique. Le risque est celui d’une rupture de l’alimentation, y compris en période hivernale.

Les mesures de bonne gestion déjà prises, la sagesse des élus est ici de surseoir temporairement à l’urbanisation nouvelle. Parallèlement, sécuriser l’alimentation en eau – et aboutir ainsi à la levée de la restriction – impose une recherche active de solutions.

Le plan d’actions adopté par la collectivité est également dénommé « Plan Marshall ». Constitué de plusieurs axes de travail, ce plan vise à mobiliser tous les leviers possibles pour rétablir une situation satisfaisante. Parmi ces axes, figure « l’amélioration de la gouvernance de l’eau à une échelle répondant aux enjeux du changement climatique ».

Convergence des réflexions, dans son rapport annuel publié en mars 2023, la Cour des comptes demande de reconsidérer la gouvernance de l’eau, jugée complexe et peu lisible [6].

Constatant que «  L’intervention des collectivités locales souffre de son morcellement et [qu’] elle est trop souvent conduite à une échelle géographique inadaptée », ce rapport invite à une décentralisation plus effective des responsabilités et à une meilleure prise en compte de la géographie.

Au niveau international, l’ONU promeut encore cette préoccupation de meilleure gouvernance.

Lors de son discours de clôture de la Conférence des Nations Unies sur l’eau, le 24 mars 2023 à New York, le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a invité les gouvernants à rappeler la place de l’eau comme droit humain fondamental [7]. Il a également incité les gouvernants à « réduire les pressions exercées sur notre système hydrologique et garantir une prise de décision judicieuse et des politiques intelligentes ».

De la vulnérabilité à la fragilité : une question de gouvernance

Au vu de ces exemples, les deux situations de vulnérabilité et de fragilité ont bien des liens. Elles nécessitent de la même façon d’être identifiées, diagnostiquées et d’agir pour y remédier.

Cependant, là où la vulnérabilité traduit un risque de perturbation par une agression externe, la fragilité exprime un risque de défaillance interne au système. En outre, la fragilité renvoie plus directement à un risque de rupture brutale d’éléments vitaux. Fragilisé, le système peut ainsi s’effondrer.

La frontière entre les deux notions de vulnérabilité et de fragilité n’est pas immuable. Agir sur la gouvernance est une façon de la déplacer. Par un changement de regard ou d’échelle, il est alors possible de passer d’une gestion des vulnérabilités à une gestion des fragilités.

La gestion des fragilités est plus exigeante que celle des vulnérabilités, mais aussi, sans doute, plus efficace. Lorsque les systèmes sont fragilisés, la mise en œuvre de « plans Marshall » (4), c’est-à-dire de véritables plans de « reconstruction volontariste », est préférable à la simple mise en œuvre de lignes de défense.

La gouvernance éclairée

Une gouvernance ajustée ou enrichie pour transcender les échelles conventionnelles de travail permet de mieux relier « l’agir » et « le faire ». Dans le contexte des changements globaux, des initiatives sont prises dans ce sens.

A Grenoble, le Pôle alpin d’études et de recherche pour la prévention des risques naturels (PARN) agit dans ce sens [8]. Inscrit depuis 1989 dans le paysage scientifique alpin, le PARN rassemble la communauté des risques en montagne. L’objectif est d’améliorer la gestion intégrée des risques naturels. Il est aussi de favoriser le développement d’outils performants, au bénéfice des pouvoirs publics et des gestionnaires.

Cette instance d’animation, de recherche et de mise en relation des acteurs répond aux besoins de la géographie des risques dans le contexte du changement climatique.

L’enrichissement de la gouvernance institutionnelle peut se faire d’autres façons. Ainsi, la Région Bretagne s’est dotée en 2022 d’un Haut comité breton (HCBC) pour le climat.

Cette instance scientifique indépendante se donne pour principale mission « d’éclairer le Conseil régional sur la cohérence des stratégies thématiques et stratégies de territoire qu’il porte et la pertinence de ses politiques publiques au regard des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre […], et de préparation de la Bretagne aux impacts du changement climatique […]» [9]. Il faut souhaiter que ce miroir scientifique puisse se doter de différentes facettes kaléidoscopiques pour transcender les échelles territoriales.

La résilience vs fragilité

La résilience du territoire a à voir avec ses fragilités. C’est un fait. Considérer les points ou les lignes de fragilité – et non plus seulement interroger la vulnérabilité – est par conséquent une nouvelle étape à franchir dans l’anticipation des crises ou des catastrophes.

Le « Kintsugi » répare les brèches de la porcelaine cassée en soulignant ses fractures par de la poudre d’or. Mais le territoire n’est pas de même nature qu’une poterie. Il est un système complexe, à fortes dimensions croisées du « je » et du « nous ». La prise en charge des fragilités implique par conséquent d’organiser la prise de recul entre les acteurs pour détecter les facteurs de faiblesse. Il s’agit d’y remédier sans chercher à sacraliser la configuration initiale.

Au vu des plans Marshall évoqués, tout indique que les défis à relever appellent une reconsidération des gouvernances suivant des modalités qui peuvent différer d’un territoire à l’autre. Cette étape préalable permet de produire ensuite les transformations et réponses collectives les mieux adaptées pour éviter des effondrements catastrophiques.

Notes de texte

(1) Après le séisme de Lisbonne le 1er novembre 1755, Jean-Jacques Rousseau répondant à Voltaire par une lettre dite lettre de la Providence argumenta que la catastrophe aurait fait moins de victimes si l’on avait pas agrégé là une population urbaine importante. Datée du 18 août 1756, cette lettre fut rendue publique en 1759 (source https://gallica.bnf.fr/essentiels/anthologie/bien-bien)

(2) Sébastien le Preste (1633/1707), Sieur de Vauban, Maréchal de France. Le Pré Carré qu’il propose à Louis XIV en 1694 assure plusieurs siècles durant la sécurité de l’Hexagone et permet son aménagement et son développement économique. Vauban est revendiqué à la fois par les ingénieurs et les architectes.

(3) Le procès de la catastrophe de Gênes s’est ouvert le 7 juillet 2022 pour une durée estimée 2 à 3 ans.

(4) Plan Marshall Le plan Marshall (en anglais European Recovery Program) adopté par le président américain Harry Truman était prévu pour quatre ans, du 1er avril 1948 au 30 juin 1952. À cette date, les pays européens devaient avoir rééquilibré leurs balances des comptes et recouvré leur indépendance économique et financière. Source Larousse.

Références bibliographiques

[1] Le kintsugi

https://www.radiofrance.fr/franceculture/le-kintsugi-l-art-de-reparer-les-objets-en-sublimant-les-cassures-9302985

[2] Le Monde du 10 mars 2023 Centrales nucléaires : deux nouvelles fissures découvertes par EDF.

https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/03/10/centrales-nucleaires-deux-nouvelles-fissures-decouvertes-par-edf_6164909_3234.html

[3] Simonnet Cyrille Morandi à Gênes, Autopsie d’un pont, Parenthèses, Marseille, 2019, 120 p.

[4] Mission d’information du Sénat, Sécurité des ponts : éviter un drame, Rapport d’information, 26 juin 2019, 148 p.

[5] Communauté de communes du Pays de Fayence : délibération communautaire en date du 31 janvier 2023, téléchargeable en ligne.

https://www.cc-paysdefayence.fr/adequation-eau-urbanisme/

[6] Cour des Comptes, Rapport public annuel 2023, La décentralisation 40 ans après, chapitre 6 Une organisation inadaptée aux enjeux de la gestion quantitative de l’eau, 10 mars 2023 pp. 471-503

https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-rapport-public-annuel-2023

[7] Nations Unies, Communiqué de presse du 24 mars 2023

https://press.un.org/fr/2023/sgsm21742.doc.htm

[8] PARN

https://risknat.org/

[9] Haut Conseil Breton pour le Climat (HCBC)

https://www.bretagne.bzh/le-haut-conseil-breton-pour-le-climat/